Marie-Thérèse-Théodore Rombocoli-Riggieri/Henri Lyonnet : Différence entre versions
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[69] Avec Madame Riccoboni, nous avons parlé raison. Avec les trois soeurs Colombe, nous parlerons folie. Au public bourgeois du Théâtre italien de la première moitié du siècle avait succédé une clientèle aristocratique, et, partant, dévergondée. Les hobereaux en quête de bonnes fortunes, les étrangers, et surtout les anglais, remplissaient les couloirs et les foyers, à tel point qu'un règlement du 23 mars 1763 avait dû rappeler la décence à observer.
C'est à ce moment qu'apparut sur la scène la jeune Marie-Christine Colombe, l'aînée des trois soeurs, née à Venise, le 10 janvier 1751, venue en France avec son père, François Riggieri, musicien ambulant, montreur d'animaux exotiques, et sa mère Angélique Dorothée Rombocoli, femme intéressée, ambitieuse et sans scru-[70]pules. Un jeune et riche irlandais, milord Clotworthy-Skaffington de Massereene, amant de Mademoiselle Laforêt, figurante à l'Opéra, habile à dépouiller ses adorateurs, rôdait aux environs de la Comédie. En homme pratique, il traite directement avec la mère. Les rapports de police sont convaincants. La Rombocoli vend sa fille moyennant 2.400 livres comptant et 10 louis par mois pendant dix ans, promesse scabreuse. Au bout de dix mois, les deux amants en viennent aux mains.
Affaire banale, en somme, et qui ne présente de particulier, qu'une captivité de vingt ans qui en résulte: le naïf Massereene, escroqué par des compatriotes qui lui font miroiter une superbe affaire de sels en Tunisie, signe pour 400.000 livres de traites dont il se rend responsable. L'affaire est fictive. Emprisonné pour dettes à la Force, il refuse obstinément de payer ce que, dit-il, il ne doit pas, et préfère rester sous les verrous jusqu'au jour où la Révolution vient le délivrer. Il quitte alors la prison de la Force en enlevant la fille du directeur qu'il épouse à Londres, un mois plus tard, et à laquelle il fait tenir un rang élevé dans la plus haute aristocratie anglaise.
Marie-Christine, pendant ce temps, était devenue propriétaire d'un château près de Sarcelles. Elle aura son portrait par Fragonard, qui s'est pris pour elle d'une belle passion. Ce portrait (collection de Monsieur Jean Stern), a figuré à l'Exposition du Théâtre au Musée Carnavalet en avril 1929. Rentrée au Théâtre italien, elle y trouva implantée sa soeur, Thérèse Théodore, ac-[71]trice de talent, et abandonna son titre d'aînée à sa cadette. Pensionnaire indisciplinée, et croyant toujours en avoir fait assez pour ses 33 livres 6 sols d'appointements mensuels, elle prit la file. Il est vrai que les Nouvelles de Cythère ou Affiches du Palais-Royal laissent entendre qu'elle avait d'autres ressources: «Passage public, dit passage du chameau, ouvert à tout le monde. S'adresser à Mademoiselle Cadette, rue du Hazard, au Repentir.» Le maréchal de Richelieu à bout de patience, la força à quitter la Comédie, au moment où elle était forcée de rompre sa liaison avec le Cardinal de Rohan, envoyé à la Bastille le 15 août 1785, nouvelle aventure qui lui valut cette autre annonce satirique: «Joli petit pavillon à louer vis-à-vis à la barrière des Porcherons, appartenant à Mademoiselle Colombe cadette, forcée de l'abandonner à ses créanciers depuis la retraite du cardinal-bijoutier». Marie-Christine mourut à 80 ans, le 17 mai 1830, rue Montmartre, laissant une fortune assez rondelette.
Thérèse-Théodore Colombe, dite l'aînée, bien qu'elle fût la cadette, était née en 1754. Ce fut, au théâtre, la plus célèbre des trois. Tout d'abord figurante danseuse, elle passa au rang de comédienne à 150 livres, le 15 octobre 1772. Le Mercure vante ses grâces, son élégance, la beauté de son organe. On lui trouve une figure intéressante, une voix juste, sensible et flexible. Grimm lui-même, peu tendre d'habitude, en est enthousiasmé, et les Mémoires secrets constatent que les autres «femmes chantantes» sont enragées d'une réussite aussi rapide. La mode adopte Mademoiselle Colombe. Elle [72] est déjà à part entière et reçoit une gratification de mille livres.
Le marquis de Sorba, ministre plénipotentiaire de la République de Gênes lui adresse des vers; le Duc de Duras, gentilhomme de la Chambre, la préfère aux exigences répétées de Madame Vestris, le duc de Richelieu, malgré son âge, veut lui faire répéter ses rôles: «Elle est si belle!» dit-il, et lorsqu'elle est surprise avec Monseigneur de Grosse, évêque d'Angers, on fait sur cette affaire, de petits vers qui courent dans les ruelles.
Le fils d'un riche industriel d'Amiens, nommé d'Argent, âgé de 23 ans, s'éprend follement d'elle et semble payé de retour. Mais, à bout de ressources, le malheureux garçon fabrique de faux billets de loterie. Découvert, il est conduit à la Bastille. C'est la corde qui l'attend. Thérèse-Théodore va se jeter aux pieds de Lenoir le lieutenant de police. On fait courir le bruit qu'elle a voulu s'empoisonner. D'Argent voit sa peine commuée en une détention perpétuelle. Colombe prend sa retraite avec 1.500 francs de pension pour ses 17 années de services. Le Mercure en saluant son départ, déclare qu'il n'a jamais rencontré tant de qualités réunies dans une seule personne.
Après avoir lié pendant longtemps ses jours avec Granger, ex-acteur de Bordeaux, devenu directeur à Rouen, Thérèse-Théodore vécut dans un modeste logement de 400 francs par an, rue Racine, jusqu'au 28 mars 1837.
Quant à Marie-Madeleine, la troisième soeur Colombe, née en 1760, elle avait débuté au théâtre d'en-[73]fants d'Audinot, avec un minois éveillé. Plus tard, les Almanachs la logent «rue Vide-Gousset, maison du chirurgien». Pour ne pas qu'on la confondre avec ses soeurs, sans doute, elle prit le nom d'Adeline, bien qu'il y eut une Adeline, danseuse à l'Opéra-Comique. Quel roman ne ferait-on pas avec la seule vie de la troisième soeur Colombe? Liaisons, ruptures, scandales, petite maison aux Porcherons, duels dont elle fut la cause, luxe insolent à Longchamp avec trois voitures à six chevaux, trois livrées et trois toilettes, trois jours de suite, maisons de campagne à Ecouen et à Versailles, rixes et bris de meubles et de glaces, procès, etc...
Mais quelle fatalité s'attachait donc après les amants des trois Colombe? Massereene, vingt ans prisonnier, presque volontaire et entêté; d'Argent, faussaire condamné à la détention perpétuelle, et, en ce qui concerne cette troisième, le fils Sartine guillotiné pendant la Terreur, et Palteau dénoncé comme aristocrate et poursuivi, se jetant par une fenêtre. Adeline, déjà âgée de quarante ans passés, reparut sur le Théâtre Louvois en 1801, dans la Petite Ville de Picard, se retira vers 1809 à Versailles, et y mourut le 3 février 1841.
[Portrait:
- «Mademoiselle Colombe l'aînée, par H. P Danloux», pl.21, p.46]