Anne-Françoise-Élisabeth Lange/Henri Lyonnet : Différence entre versions
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[119] Mais comment ne pas citer Mademoiselle Lange, qui signait l'Ange, une des plus jolies figures de la fin du XVIIIe siècle, dont la personnalité a été bien déformée par une opérette populaire. Car, demandez aux millions de spectateurs qui depuis soixante ans applaudissent la [120] Fille de Madame Angot et la gracieuse musique de Charles Lecocq, et la plupart d'entre eux vous répondront par ce couplet:
Barras est roi
Lange est sa reine, etc.
affirmant ainsi, sans contrôle, qu'elle était la maîtresse du célèbre membre du Directoire. Et pourtant, si cette charmante actrice de la Comédie française ne manqua pas d'adorateurs, on ne lui connut jamais celui-là.
Svelte et doucereuse, l'air angélique -sans jeu de mots- Anne, Françoise, Elisabeth Lange, fille d'un violoniste et d'une comédienne, était née par hasard à Gênes où ses parents se trouvaient de passage. «Enfant de la balle», elle était montée sur les planches dès son plus jeune âge, et nous la voyons, encore fillette, débuter à la Comédie française par le rôle de Lindane, dans lEcossaise et celui de Lucinde dans lOracle. Son charme ingénu la fait admettre de suite dans la maison.
Bientôt elle fait tourner toutes les têtes, y compris celle d'un jeune clerc de notaire, Augustin, Jean, Agasse qui, le 8 février 1790, paya de sa tête, en place de Grève, les folies qu'il avait faites pour cette jolie fille de dix-huit ans. Au Théâtre de la Nation (ex-Théâtre français et théâtre actuel de l'Odéon), Mademoiselle Lange connaît tous les triomphes; dans Paméla(1er août 1793), sa coiffure élégante et du meilleur goût lance les chapeaux à la Paméla. Malheureusement cette pièce de François de Neufchâteau, considérée comme réactionnaire, devait servir de prétexte pour mettre en accu-[121]sation la Comédie française tout entière. Le Comité du Salut public ordonne la fermeture du théâtre, et l'arrestation en bloc de tous les comédiens.
Pauvre demoiselle Lange! La voici incarcérée à Sainte-Pélagie, en compagnie de sa camarade Mademoiselle Mézeray. Mais ne la plaignons pas trop, car, si nous en croyons Madame Roland, prisonnière elle aussi dans ce triste séjour, l'officier de paix chargé de la surveillance soupe et se divertit avec ces deux colombes. «Le repas est joyeux et bruyant, écrit-elle; on entend voltiger les gros propos, et les vins étrangers pétillent.» Belle insouciance que celle de la jeunesse dans un temps où l'on riait encore sur les marches de l'échafaud.
Sa beauté prodigieuse devait la sauver. Vingt jours plus tard, Mademoiselle Lange, avec sa compagne, obtenait l'autorisation de subir sa détention dans la maison de santé du soi-disant docteur Belhomme, 161, faubourg Saint-Antoine, étrange maison où l'on louait des chambres à 1.000 livres par mois, avec autorisation de recevoir des visites et de faire venir ses repas du dehors à des prix exorbitants. Mais qu'importe! Le riche banquier Mons soldera la note de la demoiselle, et la toute folle et jolie fille deviendra le boute-en-train de la maison. On rit, on joue, on aime, on fait de la musique, tandis que le soir, une longue file de voitures stationne à la porte de ce nouveau casino, jusqu'au jour où le «docteur» sera arrêté à son tour.
Transférée de nouveau à Sainte-Pélagie, puis aux Anglaises rue Saint-Victor. Mademoiselle Lange ne devait recouvrer sa liberté que neuf mois plus tard, le 21 mai 1794, [122] ce qui ne l'avait pas empêchée d'acheter pour 60.000 livres un petit hôtel, 5, rue Neuve-Saint-Georges (no 14 actuel de la rue Saint-Georges). La chambre est tendue de soie rose, et de soie rose aussi les rideaux du lit à mécanique, avec des nuages de mousseline; l'alcôve est garnie de quatre grandes glaces; sur la cheminée, une riche pendule et des vases à pied; dans les deux salons, des colonnes en marbre griotte, des chaises et des tabourets de forme romaine, des figures de bronze, et le fameux vase de Cellini qui devait passer plus tard chez Rothschild. L'été, c'est encore la jolie propriété de Montalais, au-dessus de la Verrerie de Sèvres.
Une fois libre, Mademoiselle Lange était allée rejoindre ses anciens camarades au Théâtre Feydeau où ses appointements s'élevaient à 1.500 livres par mois. Devenue la maîtresse du banquier Hoppe de Hambourg, elle affiche un luxe insolent. A la naissance d'une fille, Palmyre, en 1795, Hoppe offre généreusement 200.000 livres à la mère si elle consent à quitter le théâtre. Mademoiselle Lange refuse d'où un procès tapageur dont s'entretient tout le Paris viveur; l'enfant sera placée dans des mains tierces, et la rente des 200.000 livres sera affectée à son entretien.
La rupture avec Hoppe est manifeste. Mademoiselle Lange lui trouve un successeur en la personne de l'aventurier Lieuthaud dont l'origine de la fortune est des plus suspectes. Ancien garçon perruquier, puis valet de chambre d'un émigré, il sème aujourd'hui l'or à profusion. Lieuthaud qui se fait appeler le marquis ou le comte de Beauregard achète l'hôtel de Salm (Palais actuel de [123] la Légion d'Honneur); il achète le château de Bagatelle; il achète la forêt de Sénart; il achète l'attelage de douze chevaux du Prince de Foix; il achète enfin...Mademoiselle Lange, à raison de 10.000 livres en assignats par jour. Au mois d'août 1796, le nouveau marquis de Beauregard pend la crémaillère dans l'ex-hôtel de Salm, et cette fête fantastique dont Mademoiselle Lange est la reine coûte à l'ex-garçon perruquier la somme de un million 200.000 livres. Sa cuisinière, Jeannette, sur ses petites économies, s'achète une belle maison faubourg Saint-Germain. Puis Lieuthaud, englobé dans une conspiration royaliste et poursuivi par 25 créanciers, est incarcéré à Melun avant de passer à l'oubli: Il n'avait alors que trente cinq ans.
C'est alors que survient Jean-Marie Simons, fils d'un carrossier de Bruxelles. Celui-là n'a pas peur de l'embonpoint qui menace déjà la belle Mademoiselle Lange, et se présente pour le bon motif. Personne ne nous a dit si cet amour était partagé. Bref, la jolie Comédienne vend son hôtel, et se laisse conduire devant Monsieur le Maire à la veille de Noël 1797. Qui le croirait? Talleyrand en personne figure parmi les témoins. Le couple va habiter rue de la Place Vendôme, et le mari commandite une maison de jeu.
Le mariage de Mademoiselle Lange avait été suivi d'un incident comique. A cette nouvelle, le père Simons, le vieux carrossier de Bruxelles, prend la diligence et arrive à Paris pour morigéner son fils. Mademoiselle Lange charge son amie, la charmante Mademoiselle Candeille, de le recevoir. Mademoiselle Candeille était une charmante femme, très artiste. [124] Blonde, les traits fins et délicats, jouant les rôles de coquettes à la Comédies Française; elle savait chanter en s'accompagnant de la harpe, et composait de la musique. Le père Jean Simons vit Mademoiselle Candeille, eut le coup de foudre et demanda sa main qu'il obtint.
Le portrait de Mademoiselle Lange, par Girodet, exposé au Salon de l'an VII (1799) souleva des démêlés qui firent grand bruit. Mécontente de la ressemblance, Mademoiselle Lange avait manifesté sa mauvaise humeur et provoqué une critique piquante dans l'Arlequin au Salon. Girodet irrité, au bout de deux jours retira sa toile, la coupa en forme de lanières, et en envoya les morceaux au mari. Mais la veille de la clôture, il remplaçait son oeuvre au Salon par un tableau satirique. Ainsi que nous l'apprend le Parisien du 30 Vendémiaire an VIII, il était intitulé Danaé fille d'Acrise. Danaé (Mademoiselle Lange) complètement nue est assise, un amour avec des plumes de dindon et des ailes de papillon soutient devant elle une draperie sur laquelle tombent des flots d'or qui ont facilement traversé une toile d'araignée. Danaé tient un miroir, celui de la Vérité, dans lequel elle évite de se regarder. Un autre Amour, coiffé comme l'autre, la regarde d'un air hébété, ayant pour lorgnette un louis d'or. Au bas du lit où Danaé repose, une souricière de laquelle s'efforce en vain de sortir un bouc chargé d'énormes cornes et l'oeil fermé par une pièce d'or. A droite, l'aigle de l'amant de la fille d'Acrise, parodié sous la forme d'un dindon, presse la foudre céleste d'une griffe sur laquelle on voit briller l'anneau nuptial. Des épigraphes sont placés aux qua-[125]tre angles du tableau; au bas d'une sirène: desinit in piscem; au bas d'un coffre-fort: trahit sua quemque voluptos, etc...
La foule se pressa autour du tableau et les commentaires allèrent leur train. Le Journal de Paris se montra sévère pour Girodet; l'Ami des lois et la Chronique de Paris expliquèrent l'allégorie.
Simons fils presque ruiné, ce qui était à prévoir, la belle Lange songea à rentrer au théâtre. Elle ne reparut plus à Paris. Nous savons seulement qu'elle se disposait à aller donner des représentations à Genève, lorsque l'entrée des alliés à Paris en 1814, la retint. Elle mourut assez obscurément à Florence le 25 mai 1816.
[Portraits: «Mademoiselle Lange, Rôle D'Ariane dans "l'Ile déserte" de J.-F. Colson (Musée de la Comédie Française)», pl.58, p.117 «Mademoiselle Lange en Danaé, par Girod Tiroson Salon de 1799», pl.59, p.124]