Marguerite de Lorraine-Vaudémont/Hilarion de Coste : Différence entre versions
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[II,260] MARGUERITE DE LORRAINE, DUCHESSE D'ALENÇON, Comtesse du Perche, grand'ayeule du Roy, Religieuse de l'Ordre de Sainte Claire (1).
APRES avoir décrit les actions heroïques de Marguerite d'Austriche, Reyne Catholique des Espagnes, et mere de nostre Reyne Tres-Chrestienne, dont la memoire est venerable non seulement dans l'Iberie, mais aussi parmy plusieurs autres Royaumes et Provinces du Christianisme; je dois par toutes sortes de devoirs louer en ces fleurs des vies des Femmes Illustres cette sainte Duchesse d'Alençon Marguerite de Lorraine grand'ayeule du Roy, et de tous les Princes du Sang de saint Louys, à laquelle pour sa sainteté de vie j'ay desja consacré un Eloge.
Cette pieuse Princesse estoit fille de Ferry de Lorraine Comte de Vaudemont, et d'Yoland d'Anjou (2) Duchesse de Lorraine et de Bar, fille aisnée de René d'Anjou Roy de Hierusalem, de l'une et l'autre Sicile et d'Arragon, et d'Isabelle de Lorraine, laquelle aprés le decés du Roy René son pere, l'on qualifia Reyne de Sicile. Elle nâquit l'an 1463. et fut nourrie par sa mere Yoland avec son frere René Duc de Lorraine (qui défit Charles dernier Duc de Bourgongne devant Nancy, ville capitale de son Duché de Lorraine) et ses deux soeurs, une nommée Jeanne, qui fut mariée avec Charles d'Anjou Comte du Maine, et une autre qui épousa Guillaume Lantgrave de Hesse. Sa mere estant decedée, le Roy René son ayeul la fit venir en sa Cour. Ce bon Prince eut tant de soin de cette petite fille, que luy-mesme prenoit le temps de la faire prier Dieu, et n'avoit point de plus grand contentement que de l'avoir en sa chambre, la reconnoissant grandement portée au bien, et [261] vraye heritiere des vertus des Princes et des Princesses des Maisons d'Anjou et de Lorraine.
Dieu ayant appellé encor à soy le Roy de Sicile son ayeul, elle trouva en l'affection et l'amour du Duc de Lorraine son frere, tout ce qu'elle pensoit avoir perdu en la mort de celuy qui la cherissoit tant; car peu aprés il la maria à René de Valois ou d'Alençon Duc d'Alençon, Comte du Perche, Vicomte de Beaumont, Seigneur de la Flesche et de Verneuil, qu'elle épousa le 14. jour de May de l'année 1488. dont elle eut un fils, et deux filles.
Le fils fut Charles Duc d'Alençon, qui épousa Marguerite de Valois ou d'Orleans, soeur du Roy François I. lequel rendit de bons et fidelles services à ce grand Monarque son beau-frere és guerres qu'il eut contre les Suisses et l'Empereur Charles V. En la funeste Journée de Pavie il eut la conduite de l'arrieregarde, où aprés avoir veu l'armée Royale défaite, le Roy François pris, et qu'il n'y avoit aucune esperance de resource, il se retira en France, et estant arrivé à Lyon il mourut de regret. Les filles furent Françoise et Anne d'Alençon; celle-là épousa Charles de Bourbon premier Duc de Vendosme; celle-cy fut mariée à Guillaume Paleologue Marquis de Montferrat.
Elle nourrit son fils et ses deux filles en la crainte et en l'amour de Dieu, et porta un grand honneur et respect au Duc son mary, avec lequel elle ne demeura que 4. ans et 4. mois, au bout desquels ce bon Prince passa de cette vie à l'autre, la laissant veuve en l'âge de 30. ans. Se voyant privée de celuy qui luy estoit plus cher que sa vie, elle se resolut de ne penser jamais à de secondes noces, et demeurer en viduité pour servir de pere et de mere à ses enfans, lesquels, s'ils n'eussent esté en tres-bas aage, elle eust deslors quitté les Mantes et les Couronnes Ducales, pour se revestir de l'habit de sainte Claire: mais estant obligée à les assister, elle differa d'entrer dans un Cloistre, et vint en Cour trouver le Roy Charles VIII. pour supplier sa Majesté de la recevoir en sa protection avec son fils et ses deux filles, dont on luy vouloit par envie et jalousie oster la garde-noble et le gouvernement. Elle prit un tel soin à les bien élever, [262] qu'ils ont esté la douceur et la bonté de leur temps; et Dieu a tellement beny la posterité de ses deux filles Françoise et Anne, que les plus grands Princes de la Chrestienté tiennent à gloire et honneur de descendre d'une si sainte Princesse. Mais rien ne la rend si recommandable pour sa noblesse, sinon que de ses cendres sont nais des Rois qui ont regné et regnent heureusement en cette premiere Monarchie de l'Univers: et afin que j'use des termes de l'Autheur, qui depuis peu de jours a écrit sa vie et ses vertus au long (3); Si la France admire la sainteté de la Duchesse d'Alençon, et qu'elle en recherche des Reliques, qu'elle honore le sang qui coule dans les veines innocentes de nostre Roy: ce sang est le sang de cette Sainte, et le sang de saint Louys. Quelle plus chere relique, et quel plus beau vase pour la conserver, que le coeur d'un Prince qui est remply de vertus, et qui n'a des pensées et des desseins que pour de semblables actions à celles de ce saint Roy, dont il porte le nom et le Sceptre?
Nostre tres-devote Princesse employoit la meilleure partie de ses jours à lire la vie des Saints, et avoit une particuliere devotion à celle des Martyrs et des Vierges, et des Saints et des Saintes qui sont estimez pour leurs aumosnes et liberalitez, comme saint Jean l'Aumosnier: et connoissant le profit qu'elle faisoit par une telle lecture, elle ne voulut jamais permettre que ses filles leussent des livres d'amour, ny mesme de ceux qui traitent de choses frivoles ou legeres, mais elle commandoit tres-estroitement à leurs Gouvernantes de les occuper à la lecture des livres qui les pouvoient exciter à la vertu, à fuir le vice, et sur tout à avoir la crainte de Dieu, et une affection particuliere vers la tres-sainte Vierge: ce qu'elle recommandoit aussi aux Gouverneurs du Duc son fils, lequel, comme nous avons desja remarqué, a esté un Prince d'un tres-bon naturel, tres-fidelle à Dieu, et au Roy son maistre, ayant fort bien pratiqué le commandement du Prince des Apostres, à sçavoir de craindre Dieu, et d'honorer le Roy.
Encore qu'elle fust grandement adonnée à L'Oraison, et qu'elle employast une bonne partie de la journée à la lecture des livres devots et spirituels, elle ne fut pas moins soi-[263]gneuse de conserver les biens de ses enfans contre tous ceux qui leur en vouloient oster la jouissance, et restablir la Maison d'Alençon par sa bonne conduite, qu'elle déchargea en peu de temps de plus de cent trente trois mille escus de debtes, sans rien toutefois rabattre de la grandeur et de la pompe que desire la Cour d'un Prince du Sang; et par sa prudence elle maria son fils avec la soeur unique de François Duc de Valois et Comte d'Angoulesme, premier Prince du Sang, qui depuis a esté nostre grand Roy François, et sa fille aisnée premierement au Duc de Longueville, et puis au Duc de Vendosme, et la seconde à l'un des premiers et des plus nobles Princes de l'Italie.
Les frais et dépenses qu'elle fit pour marier ses enfans, ne la divertirent point de faire de grandes aumosnes et liberalitez aux pauvres et necessiteux, desquels elle estoit la mere, imitant parfaitement sainte Elizabet de Hongrie. Souvent on la voyoit à Mortaigne, à Alençon, et à Argentan, et dans les autres villes qui luy appartenoient, donner l'aumosne aux pauvres miserables, les voir disner, se ceindre d'un tablier, porter de ses deux mains, tantost les plats pour donner à manger, tantost les emplastres et le bandage pour penser les playes de ces pauvres malades dans les Hospitaux. Le coeur bondissoit à ses Demoiselles, qui destournoient leurs veues de ces tristes spectacles. Cette grande Princesse, Duchesse douairiere d'Alençon, issue de la Royale Maison d'Anjou, et de la genereuse Maison de Lorraine, d'un visage riant, d'une voix maternelle, de ses mains secourables servoit ces pauvres, sans jamais témoigner la moindre repugnance (4); et de plus les manioit et embrassoit, et le plus souvent à genoux, et la larme à l'oeil, comme son grand ayeul saint Louys IX. et ces devotes Princesses celebres et renommées pour leur pieté: l'humble sainte Helene, mere du grand Constantin, qui servoit les saintes Vierges en Hierusalem: l'Imperatrice Placille, femme du grand Theodose, qui en personne visitoit les pauvres: les deux saintes Isabelles, l'une fille d'André Roy de Hongrie, et l'autre fille de Pierre Roy d'Arragon, et femme de Denys Roy de Portugal, qui dans ces trois estats de fille, de femme, et de [264] veuve, ont esté fort adonnées aux oeuvres de misericorde: Marie de Lorraine, petite fille de Robert Roy de Jerusalem, des deux Siciles, et Duc de Calabre; et Marie d'Armagnac aussi Duchesse d'Alençon et Comtesse du Perche, de bien-heureuse memoire.
Si je ne craignois de passer les bornes d'un Eloge, je décrirois icy au long les actions charitables de cette Princesse vers les pauvres affligez de maladies qui sembloient incurables, qui sont plus admirables qu'imitables; comme de baiser les ladres, servir ceux qui estoient detenus de maladies les plus hideuses et abandonnées, jusques là mesme de leur tirer les vers et les ordures des jambes. Ses exercices plus ordinaires estoient de marier les pauvres filles, nourrir les orfelines, et acquiter les debtes des veuves necessiteuses. C'estoit vrayement la mere des pauvres, car pour leur survenir en leurs afflictions corporelles et spirituelles, elle les assistoit de ses deniers, et ce qui est beaucoup plus louable, c'est qu'elle n'avoit pas seulement soin de leurs corps, mais aussi de leurs ames.
Avec quel zele a-t'elle retiré de l'ordure du vice plusieurs filles perdues et débauchées, qui touchées de ses saintes remonstrances, ont mené une vie toute contraire à leur premiere; de sorte qu'on vid abonder la grace divine en ces pauvres creatures où le peché avoit regorgé. Sa charité paroissoit encore envers les ames des petits enfans, n'ayant point de plus grande passion que de leur faire recevoir le Sacrement de Baptéme, et s'ils venoient à deceder peu aprés l'avoir receu, elle les ensevelissoit de ses mains.
Elle travailla particulierement aprés le decés de son mary, afin que ses sujets fussent maintenus en repos et en paix: et d'autant que leur tranquillité dépendoit du choix des Magistrats, et de l'integrité des Officiers de la Justice; ce fut un de ses premiers soins que de leur donner de bons Juges; ce qui luy acquit la bien-veillance de tous ses vassaux, qui la regardoient plustost comme une tres-chere mere, qu'une si grande Princesse.
Sa maison estoit mieux reglée et policée que celles des autres Dames de son temps; c'estoit un Seminaire de ver-[265]tu, une pepiniere de devotion, et un Oratoire de l'Oraison aussi parfaitement pratiquée, comme és Maisons Religieuses les plus reformées et les plus estroites. Ses Maistres d'Hostel, ses Escuyers, et ses Officiers estoient tous si pleins de bonté, que quand elle estoit à la Cour de nos Rois, l'on connoissoit plustost ceux qui estoient de sa Maison, par l'exercice d'une vertu extraordinaire, que par autres marques ou livrées: il n'y avoit rien de si discret que ses Gentils-hommes. Pour ses Dames et ses Demoiselles c'estoient autant de miroirs de modestie et de sagesse; de sorte que tous avoient l'oeil sur elles pour les admirer et se mirer dans leurs perfections. Celles qui sortirent de sa maison pour prendre party au monde, y ont vécu comme des Religieuses, et celles qui se sont renfermées dans des Cloistres, y ont mené une vie angelique.
Marguerite Duchesse d'Alençon aprés avoir marié ses filles et son fils unique, mis en bon ordre les affaires de sa maison, et fondé un bon nombre de Monasteres pour divers Religieux et Religieuses, et plusieurs Hospitaux pour loger les pelerins et les malades, comme nous avons dit ailleurs au traité de sa vie, que nous avons écrite plus amplement (5): Elle prit la resolution de se rendre Religieuse, et aprés avoir pris congé du Roy François I. auquel elle luy recommanda le Duc Charles son fils, qui avoit l'honneur d'estre le beau-frere de sa Majesté, et découvert sa volonté à son fils et à sa belle-fille, elle executa son saint dessein, et prit l'habit du tiers Ordre de saint François d'Assise en presence du Duc son fils, de l'Evéque de Sais, et de plusieurs Seigneurs et Gouverneurs de ses places, qui luy fut donné de la main du Pere Gabriel Maria Commissaire du Ministre General des Cordeliers, et le Pere spirituel de la bienheureuse Jeanne de France Duchesse de Berry, et premier Visiteur de l'Ordre de l'Annonciade, estant aagée de 54. ans, et sur la 24. année de son veuvage: et l'année de Probation expirée l'an 1518. elle fit les voeux de Religion qu'elle a gardez tres-parfaitement; et depuis a edifié par ses vertus, particulierement par sa profonde humilité, et par sa tres-ardente charité, non seulement toutes les Religieuses de son Monastere d'Argen-[266]tan; mais aussi tous ceux qui eurent ce bon-heur que de la visiter, et communiquer avec elle durant les quatre années qu'elle véquit dans la Religion, où s'estant preparée à bien mourir, elle deceda avec opinion de sainteté le 2. Novembre 1521. ayant receu tous les Sacremens de l'Eglise. Le 19. du mesme mois le Duc son fils luy fit faire des obseques magnifiques ausquelles il assista, accompagné de la Duchesse sa femme, de Jaques de Silly Evesque de Sais, et de son Chancelier Monsieur Brinon President au Parlement de Rouen, où un grand nombre de peuple, non seulement du Duché d'Alençon et de ses autres terres, mais aussi des lieux et des Provinces voisines, voulut estre present aux derniers devoirs qu'on rendit à cette Religieuse Princesse, qui avoit vescu et dans le monde et dans le Cloistre avec reputation de sainteté. Dieu ayant fait par elle de son vivant plusieurs miracles qu'elle couvroit tant qu'il luy estoit possible par une artificieuse humilité, sous quelque couleur ou apparence de remedes humains.
La devotion du peuple ayant tousjours continué à l'honorer, sans y avoir esté porté par autre respect que de l'estime de sa sainteté; on a ouvert plusieurs fois son tombeau, et la derniere le 19. Octobre 1524. en la presence de Jaques Camus de Pont-Carré Evéque de Sais, et autres personnes de qualité, qui ont reconnu que son corps est encore tout entier, les yeux, la bouche, le nez, les oreilles, et les joues fermes; et ce qui est de plus admirable, c'est que le coeur separé du corps, mis à part dans une petite caisse de plomb, retient neantmoins les mesmes qualitez, et demeure vermeil et ferme. Ce qu'estant rapporté par ce Prelat au feu Roy Louys XIII. et aux Reynes, leurs Majestez en ont receu un grand contentement, et le Roy defunt mesme se proposa d'en écrire pour sa beatification au Pape Urbain VIII. et sa vie a esté décrite amplement depuis quelques années, et presentée à sa Majesté, où l'Autheur luy donne ces beaux Eloges d'avoir esté la gloire de son sexe, l'honneur des Princesses, le miroir des veuves, et l'exemple des Religieuses.
Yve Magistri Religieux de l'Ordre de saint François d'Assise, et Confesseur des Annonciades de Bourges a écrit la vie [267] de cette Princesse il y a plus de 60. ans, et l'a inserée aprés celle de la Reyne Jeanne de France: Et depuis 20. ans Pierre du Hameau de la Compagnie de JESUS, l'a aussi mise en lumiere.
Plusieurs Autheurs en font une honorable mention dans leurs oeuvres; entre autres Scevole et Louys de Sainte Marthe en leur Histoire genealogique de la Maison de France: René Chopin, celebre Avocat au Parlement de Paris, en son livre des Monasteres: François de Gonzague, en l'Histoire de la Religion Seraphique: Claude Paradin en ses Alliances: André du Saussay, Protenotaire du Saint Siege, Curé de Saint Leu, Saint Gilles, et Official de Paris, en son Martyrologe de la Gaule ou de France; et Artus du Monstier en celuy de l'Ordre de saint François.
Marguerite de Lorraine Duchesse d'Alençon depuis qu'elle fut veuve, choisit pour sa devise ces belles paroles du Sage, VANITE DES VANITEZ, ET TOUTES CHOSES VANITE, qui tout le reste de ses jours furent le sujet de ses plus hautes et de ses plus solides pensées, l'unique remede de ses travaux et de ses traverses, son entretien à toutes les diverses occurrences qui luy arriverent durant sa viduité. Par ces paroles elle monstra encore le mépris qu'elle faisoit des honneurs de la terre, de la faveur des Grands, des plaisirs, des delices, et de toutes les vanitez du monde, dont la pluspart des Dames font si grand estat, sçachant que toutes choses sont vaines, trompeuses et passageres. Tout son soin estoit d'embellir son ame, et ce avec autant de soin et de diligence que les autres employent les meilleures heures de leurs jours à parer leurs corps, et les reparer contre les injures du temps et de l'aage, d'autant qu'ayant la seule vanité pour objet, elles ne pensent, ne considerent, ny encor moins meditent, que les lys de leurs joues se flétrissent à toute heure, les oeillets de leurs lévres se fannissent à tout moment, l'yvoire de leurs dents se noircit au hasle, et la neige de leur gorge se fond: bref que toutes les qualitez aymables de leur corps et de leur esprit mesme, vieillissent à chaque jour, à chaque heure, et à chaque moment.
(1) Elle portoit au 1. et 4. de Lorraine; au 2. d'Alençon, au 3. de gueules, à 2. fasces d'or, qui est de Harcourt.
(2) Anjou de France, à la bordure de gueules.
(3) Pierre du Hameau.
(4) Yve Magistri dit qu'elle a baisé des femmes infectées de ladrerie, et qui avoient des chancres au visage.
(5) En l'Histoire Catholique.