Françoise de Batarnay/Hilarion de Coste : Différence entre versions
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[I,747] FRANÇOISE DE BATARNAY (1), VIDAME D'AMIENS.
IL faut n'estre pas du monde, pour ignorer combien la Noblesse de Daufiné est connue, et qu'il n'est endroit de la terre où elle n'ait laissé des marques de sa valeur. Aussi le fidele Ecrivain de l'Histoire du Chevalier Bayard, remarque au commencement de la vie de ce grand Heros, que de son temps la Noblesse de Daufiné estoit appellée l'escarlate de la Noblesse de France. De tout temps il y a eu non seulement des Heros, mais aussi des Heroïnes illustres des premieres Maisons de cette Province qui a esté donnée à nos Rois par Humbert II. le dernier des anciens Daufins, en faveur de leurs enfans aisnez. Il y en a encore en vie qui ont veu des Heros et des Heroïnes de la Maison de Batarnay ou du Bouchage en Daufiné, alliée à cette ancienne Maison de Montchenu (2) (des plus illustres du mesme païs) qui pour témoignage de sa bonté, de sa generosité, et de sa franchise, avoit pour devise ce beau mot, la droite voye.
René de Batarnay Comte du Bouchage, fils de François de Batarnay Seigneur du Bouchage et d'Anthon, et de Françoise de Maillé sa femme, épousa Isabelle de Savoye, (fille de René Comte de Villars, et d'Anne de Lascaris Comtesse de Tende) de laquelle il procrea six enfans, sçavoir un fils unique, et cinq filles.
Le fils fut Claude de Batarnay Seigneur d'Anthon en Daufiné, l'unique esperance des Comtes du Bouchage, qui servit fidelement Dieu et son Prince le Roy Charles IX. à la bataille de Saint Denys, où prés de son oncle le Connestable de Montmorency, il receut une playe mortelle qui le porta au tombeau en la fleur de son aage, sans laisser des enfans de sa femme Jaqueline de Montbel, fille du Comte d'Entremont (3) sur les frontieres de Daufiné et de Savoye, qui se [748] remaria depuis avec Gaspar de Coligny, Seigneur de Chastillon Amiral de France, l'un des vaillans Capitaines de son siecle, qui eust acquis beaucoup de gloire s'il n'eust point porté les armes contre nos Rois, pour la defense des rebelles, et d'une nouvelle Religion contraire à la vraye et ancienne de ses ayeuls. Monsieur l'Abbé de Thiron, et Monsieur le President de Thou ont pleuré dans leurs Histoires et leurs poësies la mort de ce jeune Heros de la Maison du Bouchage.
Les filles furent Françoise, Marie, Jeanne, Gabrielle, et Anne de Batarnay.
Anne de Batarnay fut mariée l'an 1582. à Bernard de Nogaret de la Valette Amiral de France, Gouverneur de Provence, et frere aisné de feu Monsieur le Duc d'Espernon, qui aprés avoir donné des marques de sa valeur et de sa pieté deceda sans lignée, et a receu les honneurs de la sepulture dans l'Eglise du Convent des Minimes, prés de sa Maison de Caumont en Guyenne qu'elle avoit desiré fonder avec Monsieur de la Valette son mary, lequel a esté depuis basty par Monsieur d'Espernon. Anne de Batarnay et Monsieur l'Amiral de la Valette ont aussi fondé un Hospital pour les pauvres, et laissé une belle fondation de Capucins à Saluces (4).
Gabrielle épousa Gaspar de la Chastre Comte de Nancey (5), Capitaine de l'ancienne et premiere garde Françoise du corps du Roy: qui mourut au grand regret des gens de bien, estant l'une des plus devotes et des plus vertueuses Dames de France, laissant 4. enfans, sçavoir un fils unique Henry de la Chastre Comte de Nancey et du Bouchage en partie, qui a eu de Marie de la Guesle sa premiere femme un seul fils Edme Comte de la Chastre et de Nancey, Seigneur qui a donné des preuves de son courage et de sa valeur en plusieurs occasions pour le service du Roy. Il a de Madame sa femme de la Maison de Cugnac un fils nommé Louys Comte de la Chastre, jeune Seigneur de grande esperance, et plusieurs filles.
Les trois filles de Gabrielle de Batarnay et de Gaspar de la Chastre, estoient feues Mesdames de Bourdeille, du Bel-[749]lay, et la Presidente de Thou, dignes filles d'une si digne mere.
Jeanne de Batarnay n'eut point d'autre Epoux que JESUS-CHRIST, et véquit fort saintement.
Marie fut femme de Guillaume de Joyeuse Mareschal de France, mere de tant de braves Heros, desquels le nom est celebre en nostre France. Je suis obligé pour sa vertu et sa probité d'écrire sa vie avec celles des autres Dames illustres qui ont porté ce beau nom.
Françoise de Batarnay, l'aisnée de toutes, trouvera icy son Eloge entre les illustres Françoises; aussi elle le merite, pour avoir esté l'une des plus sages, des plus honnestes, et des plus devotes femmes de ces derniers temps, de laquelle pour ses perfections, ses vertus, et ses bonnes oeuvres le nom est en bonne odeur parmy tous ceux qui font profession de la vie devote. Elle fut mariée à François d'Ailly (6), Vidame d'Amiens, l'un des premiers Seigneurs de Picardie: Province en laquelle il y a un grand nombre de nobles et illustres Maisons alliées à celle d'Ailly, entre autres les Maisons de Chaune ou d'Ognies (7), de Pecquini (8), et autres.
Ce mariage d'un si noble Seigneur, et d'une si vertueuse Dame selon le train des belles choses, qui comme les fleurs trouvent leur fin en leur naissance, ne dura gueres, la mort cruelle et inexorable ayant ravy le Vidame à Françoise de Batarnay sa chere épouse, comme elle estoit encore en l'Avril, et au plus beau de sa vie: car quand elle demeura veuve elle n'estoit aagée que de vingt-deux ans. Ce Seigneur mourut au mois de Janvier l'an 1560. en Angleterre, où il avoit esté envoyé pour le service du Roy François II (9). Les Alpes n'ont point tant de fontaines, ny la Libye tant d'areines, un bel arbre tant de feuilles, et une verdoyante prairie tant de fleurs, que cette jeune veuve versa de vrayes larmes pour la perte de son mary. Elle ne fut pas du nombre de ces veuves, qui aprés avoir lavé le corps de leurs maris de leurs feintes larmes, l'avoir essuyé de leurs tresses, et quasi usé de continuels baisers, et témoigné par mille et mille sanglots et soûpirs de vouloir mourir avec eux, et estre enterrées toutes vives dans un mesme sepulchre; neant-[750]moins incontinent aprés ces regrets et ces protestations plus legeres que les vents, elles font paroistre par leurs parfums, leurs bagues, leurs perles et le redressement de leurs cheveux, qu'elles n'aspirent et ne respirent qu'aprés un second mariage.
Françoise de Batarnay passa 60. années en une sainte et louable viduité, pendant lesquelles elle mena une vie plus admirable qu'imitable. Elle traita son corps tendre et delicat aussi rudement que ces anciens Hermites et Anachoretes, les Antoines, les Hilarions, et les Machaires; que ces saintes Dames les Paules, les Melanies, et les Eustochies: car outre les jeusnes presque continuels, elle demeura 20. années sans se coucher. Les trois dernieres années de sa vie elle se coucha l'espace de deux ou trois heures pour le plus, et ce par l'exprés commandement de ses Confesseurs et Directeurs de ses exercices de devotion et de pieté.
Elle estoit fort exacte à faire son oraison tous les matins, aprés avoir digeré avec attention le soir precedent le sujet de sa meditation avant que de faire son examen de conscience. Je ne puis pas exprimer avec quelle devotion elle oyoit tous les jours la Messe, recitoit l'Office de la Vierge, et disoit le Chapelet ou le Rosaire: tous les soirs elle faisoit venir tous ses domestiques devant elle, pour assister aux Litanies des Saints ou de Nostre-Dame, qu'elle faisoit chanter dans la Chapelle de sa maison de Monthresor. Elle avoit un soin tres-particulier, que ses domestiques employassent fidelement leur temps au service de Dieu, et ne frequentassent point les personnes faineantes et oysives. Elle avoit une extréme aversion de toutes les paroles oiseuses. Quand elle estoit obligée de faire quelque visite, ou pour les devoirs de la charité, ou par les regles de la bien-seance, elle se recommandoit à Nostre Seigneur, et luy faisoit une priere sortant de sa maison, afin que rien ne se fist durant sa visite ny dans le chemin qui pust déplaire à Dieu; dés qu'elle estoit de retour, elle faisoit une forte exacte recherche de tout ce qui s'estoit passé en sa conversation, pour en tirer des cognoissances qui luy peussent servir pour une autre visite. Elle disoit souvent aux Dames qui estoient ses meilleures amies et ses plus familieres, et à ses domestiques: [751] Mes amis, nous rendrons compte à Dieu d'avoir perdu le temps qu'il nous avoit donné pour l'employer utilement. Ces belles paroles me font ressouvenir de ce que l'on chante tous les jours à l'Office de l'Eglise, que le temps est du domaine de Dieu, et qu'il est le Roy des siecles: mais il nous a donné ce temps à condition seulement de l'appliquer à son service, et d'estre punis à jamais si nous abusons d'une partie de l'eternité que Dieu a tousjours destinée à sa gloire, et dont tous les momens ont esté chers à JESUS-CHRIST, puis qu'il nous a acquis le pouvoir d'en bien user par le prix de son Sang. C'est ce qui nous impose une estroite obligation d'estre bons ménagers du temps, car si nous le prodiguons, nous serons condamnez non seulement selon la rigueur de la Loy, mais aussi selon la dignité du prix par lequel il a esté payé pour nous.
Aprés que cette tres-pieuse Dame avoit fait son oraison, elle n'avoit point de plus grand plaisir que de faire du bien aux pauvres, de les assister en leurs necessitez, et de les soulager en leurs miseres. Quand elle apprit la nouvelle de la mort de François Cardinal et Duc de Joyeuse son neveu, elle dit à Madame de Bourdeille, «Helas! ma niece, je n'auray plus le moyen de faire du bien aux necessiteux». Car ce grand Prelat qui honoroit fort Madame la Vidame sa bonne tante, et la respectoit comme sa mere, luy envoyoit souvent des sommes notables pour faire l'aumosne aux pauvres honteux. Non seulement les habitans de Monthresor, mais aussi de Raineval (dont elle jouissoit pour son douaire) et de ses autres terres, sçavent les grandes charitez qu'elle a faites à tous ses pauvres vassaux, et à ses voisins. Jamais le pauvre ne s'en alla vuide de devant elle: Il n'y avoit Maison de Religion ou Hospital proche de ses maisons où elle sçeut qu'il y avoit de la necessité, qui ne fust secourue par son moyen.
Elle n'est pas seulement digne de louange pour avoir aidé corporellement les pauvres de ses terres et de son voisinage: mais qui plus est, on ne sçauroit assez priser sa charité d'avoir assisté spirituellement tous ses vassaux, ayant un grand soin de procurer l'avancement de la gloire de Dieu, [752] et le salut de leurs ames. Pour ce sujet elle envoyoit de temps en temps, principalement au Caresme, des Minimes des Convents de Tours et d'Amboise, qu'elle entretenoit à ses despens, parmy les bourgs et les villages de ses terres, pour y confesser et prescher ses vassaux, et leur enseigner le Catechisme, disant; Qu'il estoit bien raisonnable que recevant du bien temporel d'eux, elle s'estudiast à procurer leur profit spirituel. Elle honoroit les Predicateurs comme des Anges et des hommes Apostoliques. Elle prenoit aussi un grand soin à assister en leurs necessitez les filles consacrées à Dieu; aussi elle menoit une vie Religieuse dans son Chasteau de Monthresor.
Plusieurs fois elle voulut quitter ses biens, ses maisons, et la compagnie de ses plus proches, pour se renfermer dans un Monastere, pour là jouir du repos, de la tranquillité, et des plaisirs que Dieu donne à celles qui ont l'ame bonne, et le coeur droit: mais ce grand Prelat de la France le Cardinal de Joyeuse son neveu, à qui elle rendoit une obeïssance filiale, l'honorant comme son pere, l'en dissuada et divertit. La voyant resolue de quitter le monde pour vivre dans un Cloistre, il s'y opposa entierement pour de si legitimes et de si saintes occasions (10), jugeant que demeurant dans le monde (où elle menoit une vie retirée et sainte) cette pieuse Dame pouvoit autant ou plus profiter, tant par son bon exemple et ordinaire conversation, que par la multiplicité de ses aumosnes, dont elle aidoit les pauvres honteux, les Maisons de Religion, et les Hospitaux, estant la mere des veuves, des orfelins, et des necessiteux.
Françoise de Batarnay pleine de merites et d'années, mourut saintement l'an 1617. estant aagée de 83. ans, laissant par son testament plusieurs legs pieux, fideles et asseurez témoins de sa bonté et de sa charité, ayant durant sa vie et à sa mort assisté les membres de JESUS-CHRIST, duquel elle prit la Croix pour son symbole. Ce saint signal de nostre redemption fut l'unique souhait de son ame, le plus doux objet de ses yeux: En ce signe seul elle mit son esperance, sur luy seul elle établit le fondement de sa felicité, s'estant détachée de tous les sentimens des plaisirs du monde, sça-[753]chant, comme bien instruite en l'eschole du Calvaire, que les lys et les roses des vrais contentemens se trouvent parmy les espines et les ronces de la Croix du Sauveur.
(1) Batarnay, écartelé d'or et d'azur.
(2) Montchenu, de gueules, à la bande engreslée d'argent, que quelques-uns ont chargée d'un Aigle d'azur, au lieu du 1. quartier.
(3) Montbel d'Entremont, d'or, au lyon de sable, à la bande componée d'hermines et de gueules de six pieces, brochant sur le tout.
(4) Monsieur de Mauroy en son discours de la vie et faits de Monsieur de la Valette Amiral de France.
(5) La Chastre, de gueules, à la Croix ancrée d'argent, chargée de six pots de vair. Messieurs les Mareschaux de la Chastre, puisnez de cette Maison portoient écartelé au 1. et 4. de gueules, à 3. testes de loup arrachées d'argent, qui est de saint Amadour.
(6) D'Ailly, de gueules, à 2. branches d'Aliers, passées en double sautoir de pourpre, au chef échiqueté de 3. traits d'argent et d'azur.
(7) Ognies, de sinople, à une fasce d'hermines.
(8) Pecquini, fascé d'argent et d'azur de six pieces, à la bordure de gueules.
(9) A. du Chesne en son Histoire de Chastillon.
(10) J. Brousse en la vie du Pere Ange de Joyeuse.