Jeanne Frémiot/Hilarion de Coste : Différence entre versions

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[II,66] JEANNE-FRANCOISE FREMIOT (1), BARONNE DE CHANTAL, FONDATRICE ET PREMIERE MERE, et Religieuse de l'Ordre de la Visitation de sainte Marie.
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LA Reyne Jeanne de France n'a pas esté seule en ce Royaume de ce nom là, qui a esté Fondatrice d'un Ordre de Religieuses en l'honneur de la Mere de Dieu; car Jeanne Fremiot, la gloire des Dames de Bourgongne en a fondé aussi un autre. Il faut n'avoir pas leu les Autheurs qui ont écrit l'Histoire ou les Antiquitez de Dijon et de la basse Bourgongne ou du Duché, pour ignorer la noblesse des Maisons de Fremiot et de Berbisy (2), dont est issue cette vertueuse Dame, la digne Mere des Religieuses de l'Ordre de la Visitation de sainte Marie, qui ont tenu en cette ville et Province qui est la premiere Pairie de France, les plus eminentes charges de l'espée et de la robe, et y ont laissé des marques de leur pieté (3).
 
LA Reyne Jeanne de France n'a pas esté seule en ce Royaume de ce nom là, qui a esté Fondatrice d'un Ordre de Religieuses en l'honneur de la Mere de Dieu; car Jeanne Fremiot, la gloire des Dames de Bourgongne en a fondé aussi un autre. Il faut n'avoir pas leu les Autheurs qui ont écrit l'Histoire ou les Antiquitez de Dijon et de la basse Bourgongne ou du Duché, pour ignorer la noblesse des Maisons de Fremiot et de Berbisy (2), dont est issue cette vertueuse Dame, la digne Mere des Religieuses de l'Ordre de la Visitation de sainte Marie, qui ont tenu en cette ville et Province qui est la premiere Pairie de France, les plus eminentes charges de l'espée et de la robe, et y ont laissé des marques de leur pieté (3).
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Le Vendredy, sa compagne la voyant beaucoup souf-[92]frir, luy demanda en quel estat elle se trouvoit: La nature rend son combat, dit-elle, et l'esprit souffre. Sur les cinq heures du matin elle entretint Mad. la Duchesse de Montmorency, et consola par ses discours spirituels, cette tres-vertueuse Princesse, de l'illustre Maison des Ursins. Depuis le Reverend Pere de Lingendes estant arrivé pour l'assister en ce dernier passage, elle le supplia de luy donner l'Extréme-Onction, qu'elle receut, répondant à toutes les prieres, avec devotion, et son recueillement ordinaire. Ayant receu les saintes Huiles, elle donna la benediction à ses Filles, aprés leur avoir fait une succinte, mais sainte exhortation. Puis ayant jetté les yeux sur un Crucifix, et sur deux Images de pitié du Sauveur, et de la Vierge, qui estoient au pied de son lit, ou posant une Croix sur sa poitrine comme un bouquet de myrrhe, elle se fit reciter la Passion, s'arrestant sur les principaux points, dequoy elle témoigna recevoir une grande consolation. Puis elle mourut saintement, prononçant trois fois le Nom de JESUS, le Vendredy 13. Decembre 1641. sur les sept heures du soir, aprés avoir fait, avec un grand zele, sa profession de Foy, protesté qu'elle eust voulu donner son sang pour cette croyance, et remercié Dieu, comme fit sainte Terese, de ce qu'elle mouroit fille de l'Eglise.
 
Le Vendredy, sa compagne la voyant beaucoup souf-[92]frir, luy demanda en quel estat elle se trouvoit: La nature rend son combat, dit-elle, et l'esprit souffre. Sur les cinq heures du matin elle entretint Mad. la Duchesse de Montmorency, et consola par ses discours spirituels, cette tres-vertueuse Princesse, de l'illustre Maison des Ursins. Depuis le Reverend Pere de Lingendes estant arrivé pour l'assister en ce dernier passage, elle le supplia de luy donner l'Extréme-Onction, qu'elle receut, répondant à toutes les prieres, avec devotion, et son recueillement ordinaire. Ayant receu les saintes Huiles, elle donna la benediction à ses Filles, aprés leur avoir fait une succinte, mais sainte exhortation. Puis ayant jetté les yeux sur un Crucifix, et sur deux Images de pitié du Sauveur, et de la Vierge, qui estoient au pied de son lit, ou posant une Croix sur sa poitrine comme un bouquet de myrrhe, elle se fit reciter la Passion, s'arrestant sur les principaux points, dequoy elle témoigna recevoir une grande consolation. Puis elle mourut saintement, prononçant trois fois le Nom de JESUS, le Vendredy 13. Decembre 1641. sur les sept heures du soir, aprés avoir fait, avec un grand zele, sa profession de Foy, protesté qu'elle eust voulu donner son sang pour cette croyance, et remercié Dieu, comme fit sainte Terese, de ce qu'elle mouroit fille de l'Eglise.
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[[Catégorie:Dictionnaire Hilarion de Coste]]

Version actuelle en date du 11 mars 2013 à 16:27

[II,66] JEANNE-FRANCOISE FREMIOT (1), BARONNE DE CHANTAL, FONDATRICE ET PREMIERE MERE, et Religieuse de l'Ordre de la Visitation de sainte Marie.

LA Reyne Jeanne de France n'a pas esté seule en ce Royaume de ce nom là, qui a esté Fondatrice d'un Ordre de Religieuses en l'honneur de la Mere de Dieu; car Jeanne Fremiot, la gloire des Dames de Bourgongne en a fondé aussi un autre. Il faut n'avoir pas leu les Autheurs qui ont écrit l'Histoire ou les Antiquitez de Dijon et de la basse Bourgongne ou du Duché, pour ignorer la noblesse des Maisons de Fremiot et de Berbisy (2), dont est issue cette vertueuse Dame, la digne Mere des Religieuses de l'Ordre de la Visitation de sainte Marie, qui ont tenu en cette ville et Province qui est la premiere Pairie de France, les plus eminentes charges de l'espée et de la robe, et y ont laissé des marques de leur pieté (3).

Son pere estoit Benigne Fremiot, qui pour sa noblesse, sa probité et sa capacité fut receu à la charge d'Avocat general, qu'il exerça avec tant de justice et de bon-heur, que l'on a remarqué qu'il n'a jamais pris de conclusions qui n'ayent esté suivies; son merite l'ayant fait depuis parvenir à la charge de second President de Dijon, il soustint seul durant la Ligue le party du Roy contre le Parlement et toute la Province. Sa mere estoit Marguerite de Berbisy, digne compagne de la vertu de ce President. Elle eut pour frere André Fremiot, Archevéque de Bourges, Patriarche et Primat d'Aquitaine, Prelat qui celebroit tous [67] les jours la Messe avec une grande ferveur et devotion; il mourut fort pieusement le 13. de May de l'an 1641. quelques jours avant que tomber malade, il avoit fait une confession generale à un Religieux de nostre Ordre, et a receu les honneurs de la sepulture dans l'Eglise de la Visitation de la rue Saint Antoine à Paris. Et pour soeur Marguerite Fremiot, femme de Jean-Jaques de Neufcheses (4), Baron de Bucy, et Seigneur des Frans, qui a esté la mere de deux enfans, Benigne de Neufcheses Seigneur des Frans, et Baron de Bucy brave Gentil-homme, qui a donné sa vie l'an 1629. au siege d'Alais pour le service de Dieu et de son Prince le feu Roy Louys XIII. et Jaques de Neufcheses, à present Evéque de Chalon sur Saone.

Elle vid la lumiere du jour le 23. de Janvier de l'an 1572. feste de saint Jean l'Aumosnier, pour monstrer par avance dans l'heureux rencontre d'un jour si remarquable les grandes charitez qu'elle devoit exercer envers les pauvres, dont elle a esté la mere, comme je diray en cet Eloge. Elle fut nommée Jeanne au Baptéme, et Françoise à la Confirmation, pour marquer dans ces deux noms qu'elle devoit imiter les rares vertus des Saints ses Patrons; l'amour de la solitude cordiale la faisoit imiter saint Jean Baptiste; et la charité envers le prochain luy faisoit dire souvent comme le Disciple bien-aimé de Nostre Seigneur Aymez-vous les uns et les autres. Et un amour seraphique comme saint François d'Assize, luy faisoit aymer le mépris et les souffrances pour l'amour de Dieu qu'elle aymoit uniquement, et le zele du salut des ames comme Saint François de Paule, et Saint François Xavier. Elle n'avoit que 18. mois quand Dieu luy osta sa mere; mais le Protecteur des orfelins luy laissa son pere qui la fit élever avec un grand soin, digne de la probité de ce Magistrat. Cette jeune, mais pieuse fille se voyant privée de mere, eut recours à la tres-sainte Vierge qu'elle prit pour sa mere dés son enfance, et a par sa faveur evité plusieurs dangers, comme la suite de son Histoire nous fera voir.

On remarqua en elle dés ses plus tendres années une modestie extraordinaire entre les enfans de son aage; et une [68] aversion si étrange des Heretiques, que si quelqu'un d'entre eux la vouloit toucher, ou porter entre les bras, (comme on se joue quelquesfois innocemment avec les enfans) elle ne cessoit de crier jusques à tant qu'il l'eust quittée. Monsieur Henry de Maupas du Tour, Evéque du Puy, au 2. Chapitre de sa vie, a remarqué qu'estant un jour dans la salle où le President Fremiot son pere parloit avec un Seigneur qui nioit la verité du saint Sacrement, elle s'échapa de sa Gouvernante pour courir à ce Seigneur là, et luy dit; Monsieur, il faut croire que JESUS-CHRIST est au saint Sacrement, parce qu'il l'a dit; quand vous en croyez pas à ce qu'il dit, vous le faites menteur, et autres belles paroles.

Cette action de cette jeune fille fit juger qu'elle devoit estre quelque jour une grande servante de nostre Seigneur; comme les essains d'abeilles nichans sur les bouches de saint Ambroise et de Platon estans encore au berceau, furent des augures de leur eloquence; l'un parmy les Payens, et l'autre plus heureusement dans la Chaire de verité en l'Eglise de Dieu. Saint Athanase jouant avec ses compagnons en son enfance, faisoit tousjours le Docteur ou l'Evéque, aussi fut-il un grand Prelat et Predicateur, et une claire lumiere en l'Eglise. Ceux qui ont écrit la vie de saint Bernard (auquel le Baron de Chantal, mary de cette Dame, avoit l'honneur d'appartenir) ont remarqué soigneusement sa candeur et sa douceur dés son enfance, comme les indices de la sainteté où il parvint aprés.

Monsieur le President Fremiot ayant marié Marguerite Fremiot sa fille aisnée au Baron des Frans en Poitou, eust bien desiré de garder sa jeune fille Jeanne-Françoise auprés de soy: mais il s'en priva pour le contentement de sa fille aisnée, qui le pria de luy donner sa jeune soeur pour la nourrir avec elle, et luy tenir compagnie en ce pays là, où elle estoit éloignée de tous ses parens. Et nostre Seigneur le permit, pour faire voir la vertu et la force de cette jeune Demoiselle, qui avoit esté si heureusement nourrie et élevée; car son innocence y fut si puissamment attaquée, que sa vertu eust fait naufrage, si Dieu, qui se l'estoit choisie, ne l'eust assistée d'une grace particuliere.

[69] Elle trouva chez sa soeur la Baronne des Frans une Demoiselle, qui n'oublia rien pour l'induire à suivre ses mauvais conseils: Et comme elle vid que cette blanche colombe, assistée du Saint Esprit, ne pouvoit pas estre trompée; et connoissant d'ailleurs qu'elle avoit un genereux courage, elle dressa sa batterie de ce costé là, luy promettant, si elle la vouloit croire, de luy faire épouser un Seigneur des premiers de Poitou: mais cette sage fille par sa prudence, et l'assistance de la sainte Vierge son incomparable Patrone, (sous la protection de laquelle elle s'estoit mise dés ses plus tendres années, comme j'ay remarqué cy-dessus) evita avec adresse de tomber dans les filets où cette femme la vouloit envelopper.

A peine estoit-elle sauvée de ce danger, que voicy un autre peril qui se rencontre, où cette sainte ame fit paroistre sa pieté et sa constance à la vraye Religion. Un jeune Seigneur Calviniste rechercha avec importunité cette vertueuse Demoiselle qu'il esperoit épouser, par l'entremise du Baron des Frans son intime amy. Ce Gentil-homme voyant que Jeanne-Françoise Fremiot estoit fort devote et zelée pour la Foy, il feignit pour venir à bout de son dessein d'estre Catholique: mais la Vierge qui n'abandonne jamais ses serviteurs, obtint de son Fils en faveur de cette pieuse fille, une lumiere par laquelle elle connût que le Gentil-homme n'avoit pas la vraye Foy. Ce qui fut cause, que quelque instance que le Baron des Frans son beau-frere luy peust faire, et quelque avantage qu'elle reconnust en cette alliance, elle en fit refus absolu, disant franchement: Je choisiray plustost une prison perpetuelle, que la maison d'un Religionnaire; et plustost mille morts l'une aprés l'autre, que de me lier par mariage à un ennemy de l'Eglise.

Dieu qui ne delaisse jamais les siens au besoin, fit voir à cette vertueuse fille le soin qu'il avoit d'elle durant les importunitez qu'elle souffrit en Poitou, par les recherches continuelles de quelques Gentils-hommes qu'elle croyoit ne devoir pas estre agreables à son pere, qui luy écrivit pour la faire revenir chez soy, lors qu'elle s'y attendoit le moins. L'on ne peut pas exprimer par des paroles la joye [70] qu'elle receut par cette agreable nouvelle. Cette sage Demoiselle reconnût pour lors que Dieu avoit exaucé ses desirs et ses prieres; aussi elle ne manqua pas à luy en rendre des actions de graces avant que de sortir du Poitou, et estant de retour en Bourgongne.

Mademoiselle Fremiot, à peine estoit-elle arrivée à Dijon, que divers partis se presenterent. Elle se comporta avec tant de sagesse et de modestie quand elle fut recherchée, qu'elle parut tousjours sans autre volonté que celle de son pere, dans l'esprit duquel Christofle de Rabutin (5), Baron de Chantal s'estoit insinué, ayant gagné pendant la Ligue sa bien-veillance par sa genereuse valeur, et sa fidelité au service des Rois Henry III. et IV. et pour ce sujet il fut aymé de leurs Majestez. Henry le Grand luy donna une pension pour recompense de son courage, s'estant tousjours trouvé à la Journée de Fontaine-Françoise prés de sa personne, qui fut en hazard de sa vie.

Ce ne fut pas un petit bon-heur à cette jeune Demoiselle, qui estoit lors aagée de 20. ans, d'avoir ce brave Gentil-homme pour mary, qui estoit aagé de 27. ans, et l'un des plus adroits et des plus accomplis de son temps, issu d'une ancienne Maison de Bourgongne et de Nivernois, Provinces fertiles en Maisons de noblesse illustres et anciennes. J'ay aussi desja dit cy-devant qu'il avoit l'honneur de descendre de la lignée de saint Bernard, qui estoit de la Maison de Saffres (6).

Ce fut aussi le plus heureux mariage qui se soit guere veu, non seulement à cause des graces naturelles dont ils estoient douez tres-avantageusement: Mais encore pour l'union de leurs coeurs et de leurs esprits, qui estoit si parfaite, que l'on pouvoit dire qu'ils n'avoient qu'une ame en deux corps: Et comme Dieu est le Pere des saintes unions, il donna tant de graces à cette heureuse famille, qu'on y voyoit reluire toutes les vertus, en sorte que leur Maison pouvoit estre le modelle et le parfait exemplaire de tous les vrais Chrestiens. Un mary est tres-heureux qui rencontre une honneste femme; c'est aussi un signalé don du Ciel, le partage de ceux qui craignent sa divine Majesté, et une [71] partie du bon-heur de la vie.

La Baronne de Chantal ayant quitté Dijon pour se retirer avec son mary à la campagne dans leur Maison de Bourbilly, edifia par sa vie exemplaire et ses aumosnes, non seulement ses vassaux, mais aussi tous ceux du voisinage qui ne se peuvent souvenir de ce temps là, qu'avec des regrets infinis, d'avoir perdu une si bonne maistresse ou voisine. Elle ne fut pas si tost arrivée en sa maison, qu'elle ordonna que la Messe de fondation qui se devoit dire à la Chapelle du Chasteau, et que par negligence on ne disoit presque plus, se diroit tous les jours. Ayant si bien commencé à regler sa Maison par ce qui est deu à Dieu, il faut croire qu'elle s'acquita de tous les devoirs ausquels sont obligées les Dames qui gouvernent des familles de Noblesse.

Dés le jour qu'elle prit le soin de sa Maison, elle commença à se lever du grand matin: la pluspart de ses domestiques entendoient la Messe avec elle dans la Chapelle du Chasteau: mais les Dimanches et les Festes elle alloit à la Parroisse; et quelquesfois que son mary l'en vouloit empescher, luy disant que la Messe estoit bonne dans leur Chapelle, sans qu'il fust necessaire de la chercher plus loin:Elle luy répondoit doucement; Monsieur, la Noblesse doit donner l'exemple aux paysans de frequenter les Eglises, et d'assister au Service divin: et j'ay une particuliere satisfaction d'adorer Dieu avec tout le peuple. Ainsi elle engageoit insensiblement son mary, et les compagnies qui estoient d'ordinaire chez luy, d'aller à la Parroisse. Les jours des Festes que son mary vouloit aller à la chasse de grand matin, elle avoit une vigilance toute particuliere, pour luy faire ouir la Messe avec tous ceux de sa suite, avant que de partir, ayant tousjours conservé ce soin là avec un zele nompareil, que tous ceux sur qui elle avoit du pouvoir, ne perdissent point la Messe, non pas méme les jours de travail.

Aprés avoir servy Dieu, tout son soin estoit d'assister les malades et les prisonniers, et tous les miserables qui se trouvoient dans ses terres, et au voisinage. L'année de la grande famine, sa charité se fit bien paroistre donnant cha-[72]que jour une aumosne generale de pain et de potage à tous les pauvres qui se presentoient, et qui estoient en tres-grand nombre, venant de six à sept lieues à la ronde chercher leur pain vers cette charitable aumosniere qui faisoit cette distribution elle-mesme, avec un si grand ordre, qu'elle fit ouvrir à sa basse court une seconde porte, pour faire entrer les pauvres par l'une, et sortir par l'autre quand ils avoient receu leur portion. Outre cette charité publique, elle pourveut à la necessité de plusieurs honorables familles qui avoient honte d'aller aux portes, leur envoyant tous les jours en secret un pain ou un demy pain, selon le nombre des personnes qui composoit ces familles qui estoient en necessité. Comme le Sauveur a eu une inclination particuliere pour les pauvres, qu'il est venu pour les instruire, et qu'il a preferé leur condition à celle des riches; il ne faut pas s'estonner si ceux qui le servent ayment les pauvres, et si pour se conformer à sa volonté, ils assistent de leurs biens ceux qu'il a honoré de ses faveurs: C'est ce qui portoit Madame de Chantal à les secourir dans toutes leurs necessitez, et à ne leur rien refuser de ce qui estoit en son pouvoir. Il semble mesme que Dieu ait fait des miracles pour la seconder en ce bon oeuvre; selon le rapport de Monsieur l'Evéque du Puy (7): car ce digne Prelat remarque qu'aprés que cette pieuse nourrice des pauvres eut long temps rompu son pain aux fameliques, et nourry les petits, sçachant qu'elle n'avoit que sa provision ordinaire de bled, elle voulut visiter ses greniers, pour voir si elle pouvoit continuer sa charité; elle trouva qu'il ne restoit qu'un tonneau de farine de froment, et fort peu de seigle; elle ne s'estonna point, mais elle fut inspirée de mettre sa confiance en Dieu, qui pourveut à son besoin, et la farine de froment et de seigle creut et multiplia six mois durant que l'on persevera à faire l'aumosne (8).

Elle fit aussi paroistre sa charité envers les paysans que son mary faisoit mettre dans la prison du Chasteau, et à cause qu'elle estoit mal saine, cette Dame charitable les faisoit sortir le soir, et coucher la nuit dans un lit, et le lendemain de grand matin, pour ne luy pas déplaire, elle les faisoit re-[73]mettre dans la prison, et puis luy allant donner le bon jour, elle luy demandoit la liberté de ces pauvres gens avec tant de douceur, que pour l'ordinaire elle l'obtenoit.

C'est bien fait d'assister les pauvres et les miserables, qui sont les membres de JESUS-CHRIST; mais c'est encor mieux fait d'avoir un soin particulier du salut de ses domestiques, c'est en quoy cette Dame a excellé; car elle estoit tres-severe à bannir le vice de sa maison, mais extrémement benigne envers ceux en qui elle ne cognoissoit point de malice, et avoit des adresses toutes particulieres, pour adoucir l'esprit de son mary, quand elle voyoit que par promptitude il se faschoit contre quelqu'un, ou vouloit faire quelque chastiment.

La Maison du Baron de Chantal, et de sa vertueuse femme (qui avoit toutes les qualitez que le plus sage des Rois et des hommes desiroit à la femme forte) estoit celle de la paix, de l'honneur, de la civilité et de la pieté Chrestienne, accompagnée d'une joye toute pure et toute innocente: mais le Baron ne jouit gueres de son bon-heur. Il n'est rien de stable en cette vie, et quelque contentement qu'on y puisse gouster, il passe comme l'ombre d'un songe, il fait comme l'eau des rivieres qui coule sans cesse dans l'Ocean: il n'y a point de postillon qui coure si hastivement, ny d'oiseau qui vole si viste. Comme si la Fortune eust esté jalouse de voir tant de felicité avec tant de vertu, elle vint troubler le contentement et la joye de ces mariez la 8. année de leur mariage, par un funeste accident qui ravit le Baron de Chantal à sa chere épouse. Madame de Chantal ayant appris que son mary estoit blessé à mort par l'un de ses meilleurs amis qui estoit à la chasse avec luy, auquel une branche du bois fit débander son arquebuse, luy rendit tous les devoirs dont elle se sentoit redevable, et pour son ame durant sa maladie, et pour ses funerailles aprés son decés. Ce fut dans cette perte que cette jeune Dame, qui n'estoit aagée que de 28. ans, eut besoin de toute sa constance, pour la souffrir sans murmurer: car comme la Fortune ne pouvoit avoir prise sur elle, que de ce costé là, l'atteinte qu'elle en receut la blessa jus-[74]ques à la mort, puis qu'elle en mourut plusieurs fois de douleur. Il est vray, qu'à la fin sa prudence essuya ses larmes pour prendre le soin de l'education de quatre enfans, de six qu'elle avoit eu de son mary, car deux estoient decedez peu de jours aprés leur naissance. Ces 4. enfans estoient trois filles et un fils, sçavoir: Madame la Baronne de Sales et de Thorens, nommée Marie-Aymée de Rabutin. Ceux qui seront curieux de sçavoir l'Histoire de la vie et de la mort de cette devote Dame, qui avoit épousé Bernard de Sales, frere de Monsieur l'Evéque de Geneve, et mourut l'année 1616. estant aagée de 17. ans; et laquelle fut en 8. jours femme, mere, vefve, novice, et professe, liront la Memoire de Darie de Monsieur l'Evéque de Bellay, qui sous les noms de Chrysante et de Darie, a écrit les vertus et les merites du Baron et de la Baronne de Thorens.

Françoise Dame de Thoulongeon, et Baronne d'Alone.

Christine de Rabutin morte sans avoir esté mariée, et a emporté avec soy la Couronne de Vierge. Le fils estoit le brave Celse Benigne de Rabutin, Baron de Chantal, qui est mort pour le service de Dieu et du Roy Louys XIII. l'an 1627. s'opposant aux Anglois, quand ils mirent pied à terre à l'Isle de Ré, sous la conduite du Duc de Bouquinquan. Il n'a laissé de sa femme Marie de Coulanges (9), qu'une seule fille Marie de Rabutin, qui a épousé l'année 1645. Henry Marquis de Sevigné (10).

Le Baron de Chantal estant encor tout jeune, quand sa mere prit la resolution d'aller à Annessy prendre l'habit de Religieuse, se coucha sur le seuil de la porte, et témoigna par ses paroles les ressentimens de sa douleur. "Et bien, ma mere, je suis trop foible et trop infortuné pour vous retenir: mais au moins sera-t'il dit que vous aurez foulé vostre enfant aux pieds." Ce qui a fait encherir à la mere de Chantal par dessus les avis de saint Hierôme, qui avoit conseillé aux enfans de fouler aux pieds et les peres et les meres, pour suivre l'attrait de la vocation. Si nous avons admiré cette Dame dans les conditions de fille, et de mariée; il faut voir maintenant comme elle a [75] passé ses jours dans celles de vefve, et de Religieuse de l'Ordre de la Visitation, qu'elle a fondé en l'Eglise avec le grand François de Sales (11), Evéque et Prince de Geneve, de bien-heureuse memoire.

Cette vertueuse Dame, quoy qu'encore jeune, et à l'aage où plusieurs ont coustume de se marier, se voyant neantmoins dans la viduité aprés la mort de son mary, et avec ses quatre enfans, qu'elle taschoit d'eslever dans l'amour et la crainte de Dieu, se resolut de vivre saintement, et dans une vie commune, telle que la devoient mener les vefves de son rang et de sa qualité. Elle destina l'occupation de ses journées, donnant à Dieu, à la priere, à la lecture, et aux bonnes oeuvres, les heures qu'elle avoit accoustumé d'employer aux complaisances de son mary, et aux passe-temps des compagnies, aprés avoir congedié avec de justes recompenses, les domestiques de son mary, ne se reservant pour soy et ses enfans, qu'un petit train modeste et conforme à la vie qu'elle vouloit entreprendre.

Mais comme les lumieres du Ciel sont semblables à celles de l'aurore, qui vont tousjours croissant; de ce premier dessein, elle passa dans un second, qui fut, de se donner à Dieu, s'abandonnant à luy; luy donnant son corps par le voeu de chasteté, son coeur et son esprit, par un abandonnement de luy-mesme à la divine Providence: ses sens, et les productions de la partie inferieure, par la mortification et abnegation de soy-mesme, et de toutes les choses creées. Aprés avoir fait le voeu de Chasteté, Dieu luy donna un ardent desir d'avoir un Directeur spirituel, qui la pust conduire par ses voyes. Elle passa quelques années à prier, à pleurer, demandant continuellement à Nostre Seigneur un Interprete de ses desseins, et un homme qui la pust diriger. Elle a depuis écrit aux premieres Meres de son Ordre, qu'elle le demandoit sans cesse. Et non seulement elle prioit et jeusnoit, pour obtenir l'effet de sa priere, mais aussi elle le faisoit prier par plusieurs pauvres vefves et orfelins, ausquels elle donnoit l'aumosne à cette intention là. Enfin ses voeux furent exaucez, et aprés une longue priere, le Ciel luy accorda ce [76] qu'elle avoit si long temps desiré. Plusieurs Autheurs (12) ont écrit que Dieu mesme luy fit voir (comme elle estoit aux champs) le portrait de celuy qui luy devoit servir de Directeur, de Maistre, et de Pere spirituel; elle le vid, elle l'admira, et elle le contempla si à loisir; qu'aprés trois ans, venant à le revoir, non plus dessous les ombres d'une extase, et dans un ravissement; mais en effet, et tres-excellemment le 5. de Mars de l'an 1604. (qui estoit le premier Vendredy de Caresme que Monsieur l'Evéque de Geneve prescha à Dijon) elle le reconnût, et s'écria, que c'estoit luy qu'elle avoit veu, et que Dieu luy avoit monstré long temps auparavant.

Je vous laisse à penser quelle joye dans cette ame, et quel redoublement d'ardeur et de lumiere dans le coeur de cette femme, qui devoit estre comme l'aurore de tout l'Ordre de sainte Marie: mais il fallut passer prés de 40. jours, avant que de pouvoir parler à ce grand Prelat, et le long du Caresme qu'il prescha dans Dijon, elle ne vid pas par quel moyen elle pourroit suivre sa direction.

Neantmoins, elle avoit des raisons convainquantes, qui luy persuaderent que c'estoit là celuy qu'elle avoit demandé, et que Dieu luy avoit fait voir dans son ravissement. Monsieur l'Evéque du Puy dit qu'elle entendit une voix qui luy dit, Voila l'homme bien-aymé de Dieu et des hommes, entre les mains duquel vous devez reposer vostre conscience: Ce qu'estant dit, la vision disparut aux yeux du corps, mais la certitude que Nostre Seigneur l'avoit exaucée, luy demeura tousjours depuis cette heure là vivement gravée dans l'esprit.

De plus, elle sentoit une si forte union de son esprit avec l'esprit de la vertu, qui reluisoit dans les actions de ce Prelat; et toutes ses paroles estoient des fléches, qui passoient si avant dans le fonds de son ame, qu'elle ne pouvoit pas douter, que Nostre Seigneur n'eût comme attaché les desseins de son salut, ou pour le moins de sa perfection, à la conduite de cet homme Apostolique. Mais d'un costé voyant la distance qu'il y avoit entre Dijon et Annessy; et de l'autre s'estant desja comme arrestée à la direction d'un bon Religieux (depuis un voyage qu'elle avoit fait il y avoit quelques années à [77] Nostre-Dame de l'Etang, lieu voisin de la capitale de Bourgongne, et visité par les devots de la Vierge en cette Province là) elle sçavoit bien toutesfois, que ce n'estoit pas celuy que Dieu luy avoit assigné: c'est pourquoy elle avoit de la peine à prendre la resolution de prier Monsieur l'Evéque de Geneve, de la vouloir conduire, et recevoir en qualité de fille spirituelle.

Mais le moment n'estoit pas encore venu; et ce ne fut que trois jours seulement avant que ce Prelat dût sortir de Dijon, que se sentant pressée par la violence des inspirations, et par la sollicitation de sa conscience, elle le supplia de l'ouyr en confession; ce qu'il ne jugea pas d'abord à propos de luy accorder, craignant que ce ne fust plustost par curiosité, que par devotion: Toutesfois il y condescendit, et alors ces deux coeurs firent mutuellement une union si sainte, que Monsieur de Sales estant sur son depart luy avoua, que Dieu l'incitoit fortement pour prendre un soin particulier de sa conscience; et en partant, il luy écrivit un billet, qui ne portoit que ces paroles: Ma fille, Dieu ce me semble, m'a donné à vous, je m'en asseure toutes les heures plus fortement; c'est tout ce que je puis vous dire maintenant, adieu.

Madame de Chantal demeura neantmoins fort contente sous la conduite de son Confesseur ordinaire, comme l'Evéque de Geneve luy avoit conseillé; mais peu de temps aprés elle tomba dans un trouble de conscience, qui luy fit souhaiter avec plus de passion, et plus d'ardeur qu'auparavant, estre sous la direction de cet homme de Dieu; de sorte qu'aprés trente heures de tourment, elle se resolut de rechercher quelque consolation, en déchargeant les amertumes de son coeur, et declarant tout ce qui se passoit dedans son interieur à son Confesseur le Reverend Pere Jean de Villars, Recteur du College des Jesuites à Dijon, d'une eminente probité, et bien versé en la science des Saints: qui l'ayant entendue, luy dit, que c'estoit la volonté de Dieu, qu'elle véquist sous la direction de ce sage Prelat; et que non seulement elle devoit se resoudre à passer sa vie sous la conduite de ce saint homme; mais que si elle ne le faisoit pas, elle resistoit à l'Esprit de Dieu.

[78] Elle écrivit donc aussi tost à Monsieur de Geneve ce qui s'estoit passé, qui luy répondit que l'affaire estoit d'importance, qu'il la falloit recommander à Dieu tres-fortement, et prendre à cet effet du temps, afin que la seule inspiration de Dieu fust suivie, sans mélange d'aucune consideration humaine; qu'au reste, il prieroit puissamment Dieu de son costé, et qu'elle fist de mesme.

A quoy, comme elle obeissoit tres-religieusement, son mesme Confesseur luy dit pour la seconde fois, qu'elle s'opposeroit aux desseins de Dieu, si elle ne suivoit la conduite de ce Seraphin terrestre; et presque à mesme temps un Pere Capucin, d'une vertu qui n'estoit pas commune, luy dit, que Dieu luy avoit revelé, disant la Messe, que c'estoit sa volonté, et qu'au plustost, elle en donnast avis à Monsieur de Sales, qui luy fit réponse, Qu'il falloit s'entrevoir, et qu'à cet effet elle fist un voyage à Saint Claude, où il se trouveroit.

Elle se rendit au lieu assigné le jour de Saint Barthelemy de l'an 1604. en mesme temps que Monsieur de Geneve y arriva. Ce fut là qu'elle se mit sous la direction de ce saint Prelat, et fit voeu de luy obeyr, aprés luy avoir fait sa confession generale le 25. d'Aoust, au matin, feste de saint Louys, auquel ce Prelat et cette Dame avoient une particuliere devotion: aussi Monsieur de Geneve appelle ce saint Monarque,Docteur digne d'estre suivy en l'art de bien conduire les Courtisans à la vie devote (13).

Dieu sçait la fidelité avec laquelle ce saint Evéque a accomply la promesse qu'il fit à la digne Mere de Chantal, de se charger de sa conduite, pour s'y employer avec tout le soin et la fidelité qu'il luy seroit possible, et autant que sa qualité et ses devoirs luy pourroient permettre; et avec quelle obeissance, soûmission, et perseverance cette sainte ame a suivy sa direction, et luy a rendu une parfaite obeissance.

Aprés cette sainte entreveue, le bon Prelat s'en retourna en Genevois, et Madame de Chantal à Dijon, où le lendemain de son arrivée, elle fut rendre graces à la devote Chapelle de Nostre-Dame de l'Etang, où est maintenant un Convent de nostre Ordre des Minimes. Ce fut en cette [79] Maison de la Vierge, que la Fondatrice de l'Ordre de la Visitation fit et signa ses voeux (14) le 2. de Septembre de l'an 1604. imitant les trois Fondateurs des Ordres des Mineurs, des Minimes, et des Jesuites, qui ont fait leurs voeux, les deux premiers en l'Eglise de Nostre-Dame des Anges, et le troisiéme en celle de Montferrat.

Aprés ce bien-heureux presage, d'avoir rendu la Vierge Protectrice de son voeu, elle l'envoya à ce cher Pere, tant desiré de son coeur, et luy donna avis que le lyon rugissant, qui rode incessamment pour nous surprendre, luy livroit de nouveaux assauts, tant sur la Foy, que pour avoir quitté son premier Directeur: mais cet homme de Dieu la pria de faire un voyage en Savoye pour conferer avec luy, à quoy elle ne manqua pas d'obeir, allant demeurer dix jours au Chasteau de Sales, où elle communiqua de son ame avec ce saint Prelat son Directeur, qui luy donna les exercices qui sont couchez au Chapitre 17. de la vie de cette pieuse Dame; et les conseils qui sont dans son livre de l'Introduction à la vie devote, par lequel ce Prelat de sainte vie a bien monstré, qu'on peut apprivoiser la devotion, et la tirer hors du desert, et du milieu des cloistres, pour la rendre civile et accostable jusques dedans le Louvre et dans la Cour: car ceux qui l'ont leu soigneusement, sçavent que dans une vie commune, on peut mener une vie de Saint; et qu'il n'est pas besoin de devenir farouche, et se rendre barbare, pour pratiquer la devotion solide.

Aprés que Madame de Chantal eut renouvellé ses voeux entre les mains de Monsieur l'Evéque de Geneve dans le Chasteau de Sales, elle retourna à Monthelon, où parmy le tracas des affaires qui luy survinrent à la foule, pour le bien de ses enfans, on vid renouveller en elle une sainte et nouvelle liberté d'esprit, accompagnée d'une grande suavité dans ses pratiques de la pieté.

Il faudroit faire des volumes, si je voulois décrire les vertus que cette Dame a fait paroistre en la condition de vefve, aprés avoir suivy les avis de son Directeur, et renouvellé ses voeux entre les mains de ce Prelat. Sa maison estoit une maison d'Oraison et de pieté, pour les bons exemples [80] qu'elle donnoit non seulement à ses enfans et à ses domestiques, mais aussi à tous ceux qui la venoient visiter.

L'amour de Dieu et l'amour du prochain sont si étroitement unis ensemble, qu'ils ne peuvent pas estre separez; l'amour de Dieu est la source de l'amour du prochain, et l'amour du prochain est une preuve infaillible de celuy que l'on a pour Dieu; c'est pourquoy cette Dame qui aymoit Dieu tendrement, estoit si charitable vers les pauvres, que souvent elle se privoit des choses plus necessaires pour les en assister: elle leur envoyoit les viandes de sa table, se faisant adroitement changer d'assiete, par une femme de chambre affidée, elle leur donnoit la volaille, le gibier, et les autres morceaux plus exquis que la compagnie luy servoit: elle alloit tous les jours és villages plus voisins de ses maisons faire les lits, et nettoyer les ordures des malades: ou elle recevoit chez soy les pauvres chancreux, ladres, et autres affligez de semblables miseres, ausquels elle lavoit souvent les playes, leur rendant quelquesfois ce service à genoux, imitant nostre Roy saint Louys, qui selon le rapport d'un Pape (15), a servy à genoux un Religieux de l'Abbaye de Royaumont, qui estoit ladre, et aussi des malades de la maladie de saint Eloy dans l'Hostel-Dieu de Compiegne.

Ceux qui ont veu la vie de cette Dame ne s'estonneront pas si elle servoit les pauvres avec tant de charité, ayant receu une grace particuliere de Dieu le jour de la Trinité de l'an 1604. quand elle donna une bague qu'elle aymoit fort à trois jeunes hommes de bonne mine qui luy demandoient l'aumosne pour l'amour de Dieu (16). Il est à croire que l'infinie Bonté luy departit en cette occasion, la mesme faveur qu'elle fit à Abraham en la personne de ces trois Pelerins en la vallée de Manbré. Depuis ce temps là, jusques à la closture de sa Congregation, elle fut veritablement la servante des pauvres.

Je ne puis pas exprimer sa vertu de patience, ayant supporté les mauvais traitemens qu'elle receut d'une chetive servante, à laquelle le sieur de Chantal son beau-pere donnoit, par sa facilité et bonté, trop de credit en sa Maison: Car il n'est rien de plus insolent et de plus insupporta-[81]ble qu'un serviteur ou une servante superbe, ausquels le maistre ou la maistresse donnent trop d'authorité, comme l'experience le fait voir tous les jours. De là des evenemens tragiques tirent leur detestable source: de là viennent les murmures, et en suite les noises et les querelles qui troublent le repos des ménages, et mettent la division dans les familles.

La Dame de Chantal estant à Bourbilly ou à Monthelon, ne manquoit pas d'écrire souvent à Monsieur de Sales pour recevoir des instructions de son Pere spirituel, et luy communiquoit par ses lettres toutes ses afflictions et ses seicheresses, et aussi ses consolations. Voila donc ces deux coeurs dedans un noeud sacré, et dans les liens du saint Amour, pour ne vivre et agir qu'en Dieu, pour Dieu, et selon Dieu: mais puisque l'un estoit comme l'aimant de l'autre, qui l'attiroit au Ciel et à l'Eternité, par le détachement du monde, et de toutes les creatures; il fallut voir quelque temps celuy-cy dedans l'agitation, et comme suspendu en l'air pour s'attacher à celuy-là: Que feray-je, disoit cette vertueuse Dame? Et maintenant, qu'est-ce qui me peut separer de l'amour de mon Dieu, et m'empécher que je ne sois totalement à luy ? Enfin elle se resolut d'entrer en Religion, et mesme elle sentit quelques inclinations pour estre Carmelite: mais la Venerable Mere Anne de Saint Barthelemy, Compagne de sainte Terese, luy dit que cette sainte Vierge ne l'auroit pas pour Fille, et que Dieu la vouloit Mere de tant de Filles, qu'elle seroit sa Compagne: aussi l'on dit qu'un jour estant en Oraison dans la Chapelle de sa Maison de Bourbilly, Dieu luy monstra une troupe innombrable de filles et de veuves qui venoient à elle.

Monsieur de Geneve recevant fort souvent des lettres de cette Dame, luy écrivit qu'il estoit besoin de se voir, elle se rendit à Annessy, environ la feste de la Pentecoste de l'an 1607. pour recevoir le saint Esprit, par l'imposition des mains de ce grand Pasteur Apostolique. Ce fut en cette entreveue qu'ils firent les premiers projets de l'Ordre de la Visitation, aprés que ce saint Prelat eut éprouvé la vertu de cette Philotée, dont il trouva le coeur amolly, comme [82] une cire par la chaleur du feu de l'amour divin, et disposé à recevoir la forme d'une vie Religieuse, telle qu'il voudroit luy donner. Ce saint Oeuvre fut conclu et arresté en un second voyage qu'elle fit à Annessy au Caresme de l'an 1609. aprés avoir obtenu la permission de Monsieur de Chantal son beau-pere, et de Monsieur le President Fremiot son pere, d'aller en Savoye, où elle fut receue de Madame de Boisy, mere de ce devot Prelat, et de toute sa famille, avec un contentement que l'on ne peut pas exprimer.

Mais pour abreger mille particularitez, qui seroient inutiles à cet Eloge, la sainte entreprise ne parut et n'éclata que l'an 1610. le 6. de Juin, jour de la Trinité, qui avoit en concurrence la feste de saint Claude. Ce fut en ce jour là que la digne Mere de Chantal entra pour faire la probation de la vie Religieuse, sous l'institution et la direction du saint Evéque de Geneve, au faux-bourg d'Annessy, aprés avoir quitté tous ses parens, et toutes les commoditez de son païs, pour s'en aller dans ce faux-bourg de cette ville du Comté de Foucigny (17), vivre à l'escart, et dans une douce retraite.

Elle eut pour Compagnes en son entrée, et pour Coadjutrices de ses desseins, les Meres Jaqueline Fauvre, fille du sçavant et pieux Antoine Fauvre, premier President de Savoye, et Charlote de Brechard, qui inspirées du mesme Esprit, l'avoient toutes deux voulu suivre pour se donner totalement à Dieu, et seconder ses bons desirs, sous l'heureuse conduite de ce Prelat, qui les voyant dans les dispositions de mener une vie exemplaire et profitable au monde, les voulut mettre en un estat, où elles pûssent, sans prejudice de leur perfection, servir à leur prochain. Le bon Evéque leur avoit dressé un Autel, où il dit la Messe devant elles, et leur fit une tres-belle exhortation.

Il falloit que ces trois Dames, qui n'estoient encore que des roseaux, devinssent des Colomnes, pour soustenir le corps d'une nouvelle Congregation; et il fallut rendre leurs coeurs et leurs esprits comme autant de rochers inébranlables, pour jetter les premiers fondemens de cette petite Sion. A cet effet elle demeurerent un an tout entier sans sortir de leur Maison, ny sans parler, que rarement; et ce [83] temps fut en forme d'épreuve et de Noviciat.

Aprés ce terme expiré, la Mere de Chantal fit le 6. de Juin feste de saint Claude de l'an 1611. sa profession seulement à voeux simples (18), comme firent ses deux compagnes, et c'estoit l'intention de Monsieur l'Evéque de Geneve: puis elle s'adonna avec les Meres Fauvre et Brechard aux oeuvres de charité. Les Dames suivirent l'esprit de leur Ordre, qui estoit de visiter les malades, les soulager de tout leur pouvoir, leur faire des bouillons, blanchir leurs linges, instruire les moribonds, ensevelir les morts, et ne laisser aucune occasion de s'employer en des bonnes oeuvres. Ce qui fut cause que leur saint Directeur les appella du nom des Filles de la Visitation, dont la premiere, disoit-il, avoit esté faite en Judée. Tous les habitans d'Annessy estoient grandement contens, quand ils voyoient passer Madame de Chantal et ses compagnes par leur ville, chargées de bouillons, d'orges, de juillets, de draps, d'oreilliers; bref, de tout ce qui estoit necessaire pour le soulagement des pauvres malades, que cette Religieuse Dame faisoit voir au Medecin, luy donnant des gages pour cela.

Nostre Seigneur voulut éprouver la vertu de cette Fondatrice de l'Ordre de la Visitation durant son Noviciat, quand elle tomba malade jusques à l'extremité, et aussi celle du Fondateur; lequel, quand on le vint avertir, dés le commencement de cette Compagnie, que celle qu'il croyoit peut-estre en estre la source, alloit tarir, et qu'elle estoit bien proche de sa fin; il s'en alla de son logis voir cette Philotée agonizante, et estant prés de son lit, sans témoigner aucune alteration, ny aucun sentiment, il fit voir sa resignation parfaite, par ces paroles; Nostre Seigneur se veut contenter, ma chere fille, de nostre essay, et du desir que nous avons eu de luy dresser cette petite Congregation, comme il se contenta de la volonté qu'eut Abraham, de luy sacrifier son Isaac; si cela est, qu'il luy plaise que nous nous en retournions du milieu du chemin, sa volonté soit faite.

Dieu a fait voir, donnant la santé à sa servante, que sa volonté estoit qu'ils passassent outre. Il éprouva encore cette bonne Mere aprés sa profession, par la perte qu'elle fit de [84] Monsieur son pere; ce qui l'obligea de faire un voyage en Bourgongne, pour donner ordre aux affaires de sa Maison; mais elle ne fut pas si tost de retour à Annessy, qu'elle fit paroistre son incomparable charité au service des malades, avec l'edification, non seulement de cette ville là, mais aussi des Comtez de Genevois et de Faucigny, et de toute la Savoye.

Comme l'odeur de la vertu ne peut pas demeurer long temps sans se faire sentir; ce parfum fut si doux, que l'on y accourut de tous costez, et il se rencontra plusieurs Dames de naissance et de merite, entre autres les Demoiselles de Chastel, de Fichet, et de Blosnay, qui s'associerent à cette sainte Compagnie, et qui aprés avoir juré quelque sorte d'obeissance à leur tres-digne Mere Madame de Chantal; et mesme desja pris l'habit, et le nom de ses tres-humbles Filles, n'avoient point d'autre employ que de faire des aumosnes, et des actions de charité: car il sembloit qu'elles estoient nées pour tout le peuple, et qu'elles n'estoient plus que des yeux pour découvrir les incommoditez des malades, des mains pour les servir, des coeurs pour les aymer, et des esprits pour inventer mille petits remedes pour soulager leurs infirmitez. Quelques Dames de Lyon estant venues à Annessy, voyant le grand profit, tant spirituel que temporel qu'elles faisoient, et le merite qu'elles acqueroient devant Dieu, qui a les yeux de sa bonté tousjours ouverts dessus les miserables, et dessus ceux qui font misericorde; ayant aussi esté touchées vivement par la mort d'une bonne Soeur qu'elles virent mourir tres-saintement, elles se resolurent d'imiter ce qu'elles avoient admiré, et dés qu'elles furent à Lyon, comme si elles eussent apporté un secret pour changer toutes les miseres publiques en des felicitez communes; elles alloient disant par tout, que si on vouloit faire à Lyon ce qu'elles avoient veu dans Annessy, asseurément il n'y auroit plus de pauvres, ny plus de malades; ou pour le moins, que leur misere et leur infirmité auroit bien tost allegement, par le moyen de cet esprit de la Visitation, et ces torrens de la misericorde qui s'épandoient par tout, avec une incroya-[85]ble charité; ce qui donna sujet à la fondation des Maisons de Lyon, et de Moulins. On tourna le dessein du Fondateur et de la Fondatrice, et l'on erigea cette Congregation en titre de Religion (19). M. Denys Simon, Archevéque de Lyon, depuis Cardinal de Marquemont, fut exprés trouver Monsieur l'Evéque de Geneve à Annessy, pour luy dire qu'il avoit jugé plus à propos d'y mettre des limites, et d'attacher ces bonnes Dames avec des voeux plus solemnels, et dans une estroite closture, afin que leur esprit estant plus recueilly, et hors de toute sorte de dangers, il demeurast dans soy-mesme, pour estre tout à Dieu sans mélange; et afin que tant de filles d'honneur qui s'y engageoient tous les jours, pour vivre saintement, n'eussent point occasion de chanceler dans ce dessein par les diverses rencontres, où la foiblesse de leur sexe eût pû, avec le temps, trouver quelque sujet de changement.

Monsieur de Geneve, et la Mere de Chantal, firent voir leur soûmission aux volontez d'autruy, et leur parfaite indifference, acquiesçans avec une douceur et tranquillité d'esprit nompareille, aux avis de Monsieur de Marquemont, qui non seulement leur fit voir qu'il n'estoit pas expedient qu'en France, et principalement en des grandes villes comme à Lyon, les Soeurs sortissent de leur Maison pour aller visiter des malades (20); outre, que cela ne seroit ny fructueux ny de bien-seance, et pourroit encor estre perilleux à l'avenir; mais aussi qu'il falloit rendre les voeux des Soeurs (qui n'estoient que simples) solemnels, comme ceux des autres Ordres, pour la paix et l'asseurance des familles: C'est pourquoy ils conclurent que toutes les Maisons de la Visitation garderoient la closture, en attendant qu'on obtint de Rome la permission de ce qui avoit esté projetté. De verité, ils sentirent d'abord un peu de repugnance, à cause que la premiere institution estoit moins éclatante, et pour-ce qu'ils voyoient qu'en établissant les Filles de la Visitation dans une forme de Religion, c'estoit en exclure plusieurs, qui n'auroient pas assez de force, ny de corps, ny d'esprit, pour se renfermer dans un Cloistre.

[86] Ils avoient témoigné tous deux estre partisans des infirmes, et dressé leur Institut sur celuy de sainte Françoise, Dame Romaine, de la Maison des Pontians, nouvellement canonisée par le Pape Paul V. (21) laquelle aprés avoir esté 40. ans mariée, erigea en sa viduité une Congregation de veuves, qui demeurent ensemble en une Maison appellée la Tour des Miroirs, dans laquelle elles observent une vie religieuse; car personne n'entre en leur maison que pour de grandes causes: elles sortent neantmoins pour servir les pauvres, et les malades, en quoy consiste principalement leur particulier exercice, comme sçavent ceux qui ont esté à Rome, ou qui ont leu la vie de cette Sainte, écrite en Latin et en François par André Valladier Abbé de Saint Arnoul de Mets (22).

La Mere de Chantal, et les Religieuses de la Visitation prirent la Regle de saint Augustin. Le Pape Paul V. n'apporta aucune resistance à l'établissement de cet Ordre, il l'approuva et établit en titre de Religion, avec toutes les prerogatives dont jouissent les autres Ordres Religieux. Ceux qui auront la louable curiosité de sçavoir les Constitutions de cet Ordre, l'esprit de cette Religion, et les exercices des Religieuses, doivent lire les Lettres du Fondateur, et aussi celles de la Fondatrice, qui ont esté imprimées depuis peu de jours à Lyon: et la pluspart des Autheurs qui ont écrit la vie de l'Apostre du Chablais (23), ou le Chapitre 7. de la 2. partie de la vie de cette digne Mere, dans lequel Monsieur l'Evéque du Puy a mis les instructions que luy donna Monsieur l'Evéque de Geneve pour sa direction particuliere, et pour le general de sa Congregation, en laquelle on reçoit les veuves, et les filles à l'aage de 15. ans; et aussi bien les infirmes et les foibles, que les saines et les robustes, afin qu'elles puissent toutes entrer au festin de l'Agneau, aprés avoir servy fidelement nostre Seigneur en l'un de ces trois rangs de Soeurs Choristes, ou d'Associées, ou de Domestiques dites autrement du Ménage.

La charité de la Mere de Chantal, et de son Directeur Monsieur de Sales, paroist en la reception des infirmes. Ce Prelat écrivant à une Superieure de la Visitation, dit ces belles paroles:

[87] Recevez charitablement les boiteuses, les borgnes, les aveugles, les bossues, les illegitimes, et celles dont les parens ont esté executez: car elles n'en peuvent mais; quelques laides et defectueuses que soient les filles, il n'importe; pourveu qu'elles veuillent estre droites d'intention: et si on persevere à exercer la charité à celles qui ont ces imperfections corporelles, Dieu en fera venir, contre la prudence humaine, une quantité de belles et agreables, mesmement selon le gré des gens du monde.

C'est pourquoy il a ordonné que l'on receût aussi les veuves, à condition neantmoins, que si elles avoient des enfans, elles en fussent deschargées legitimement, selon qu'il seroit arresté par des personnes de conseil et d'authorité, et et qu'elles eussent un esprit disposé à vivre saintement, dans l'humilité, l'obeïssance, la douceur, la patience, la simplicité, et la sainte dilection. Vertus qui ont éclaté en cette Fondatrice, et digne Mere des Filles de la Visitation.

Elle haïssoit comme poison, tout ce qui sentoit l'élevation et l'estime, exhortant continuellement ses Religieuses de se tenir basses et petites à leurs yeux, et à ceux de tout le monde, fuyant le faste non seulement aux choses élevées et considerables, mais aussi aux plus petites. Elle a souvent defendu aux Soeurs d'user de termes élevez et sureminents, quand elles parloient des choses spirituelles, trouvant cela contraire à l'humilité et à la simplicité de vie, dont elles doivent faire une entiere profession. Elle n'estoit jamais si contente, que lors que l'on luy disoit que l'humilité, la devotion, l'amour de la solitude regnoient dans ses maisons, et que l'esprit qui y dominoit, ne reluisoit qu'en simplicité, pauvreté, et mépris des choses de ce monde. Elle fit voir que l'humilité et la douceur de JESUS estoient en l'Ordre de Sainte Marie, quand elle travailla à l'établissement de la premiere Maison de Paris; et sa parfaite humilité, quand elle procura ardemment sa deposition, ou pour mieux dire exclusion, pour n'estre plus éleue Superieure. Je ne m'étonne pas si cette digne Mere a esté si humble: car je croy qu'elle avoit souvent consideré en ses meditations l'humilité de la Vierge, laquelle en sa Visitation pratiqua par oeuvre la vertu qu'elle avoit professée par parole en son An-[88]nonciation, s'appellant la servante du Seigneur.

Son obeissance a paru durant les voyages qu'elle a faits pour l'établissement des Maisons de son Ordre, entre autres, de celles de Moulins, de Grenoble, de Bourges, de Paris, de Dijon, de Marseille, de Chamberry, de Tonon, de Rumilly, de Besançon, de Pontamouson, et de Turin: car encor que Monsieur de Geneve luy eust donné un plein et entier pouvoir, d'établir et d'abolir dans l'Institut (comme maistresse de la famille) ce qu'elle jugeroit à propos, elle ne s'en servit jamais, et ne fit aucune chose que par son commandement et son ordre. Elle n'a pas seulement rendu cette respectueuse soûmission à ce digne Superieur, mais encor à tous ceux qui luy ont succedé, se transportant sans contredit par leurs ordres, és divers lieux où il estoit necessaire pour les fondations et le bien de son institut, évitant en ces rencontres de témoigner ses inclinations, afin qu'ils jugeassent par eux-mesmes ce qu'il leur plairoit, et qu'estant parfaitement despouillée de ses propres sentimens, elle ne pust agir que par les mouvemens d'une tres-simple et tres-pure obeissance.

La douceur l'a fait aymer et honorer par ceux qui la méprisoient et la calomnioient, comme il arriva, entre autres, à un jeune homme fasché contre elle, de ce qu'une fille qu'il vouloit épouser s'estoit rendue Religieuse, qui composa un pasquin, dans lequel il y avoit des choses les plus humiliantes qui se sçauroient imaginer: mais depuis il luy demanda pardon avec larmes, prit l'habit en une Religion reformée, et est maintenant un excellent Predicateur. Elle fit paroistre cette vertu vers une personne seculiere, qui avoit dérobé quelque chose dans l'un de ses Monasteres, qu'elle obligea seulement à se confesser de son larcin, luy donnant charitablement ce qu'il avoit pris, à la charge que ce seroit une marque chez luy pour se souvenir de ne faire jamais tort à son prochain.

Ces exemples de sa douceur nous font aussi voir sa patience, qui la rendit admirable estant veuve, quand elle supporta les mauvaises humeurs de cette servante, dont j'ay parlé cy-dessus. Depuis l'établissement de l'Ordre de [89] la Visitation, elle a fait paroistre cette vertu en diverses rencontres, particulierement en la fondation des Monasteres de Grenoble, de Bourges, et de Paris: Ceux qui en voudront apprendre toutes les particularitez, auront recours aux Chapitres 12. 13. et 14. de la seconde partie de sa vie. Sa patience et sa constance parurent encore en la perte de ses proches, et sa resignation à la volonté de Dieu à la mort de son Pere spirituel, et des premieres Meres de l'Institut.

Si la Mere de Chantal a pratiqué la vertu de Charité estant veuve, elle l'a encore plus fait paroistre estant la premiere Religieuse de l'Ordre de la Visitation. Se peut-il rien voir de plus charitable que cette Fondatrice, qui en 27. ans qu'elle a vécu dans sa Congregation, n'a jamais laissé écouler aucune occasion de servir Dieu et le prochain avec un grand zele, digne d'une fille spirituelle de François de Sales, qui a écrit son Theotime, ou son beau livre de l'Amour de Dieu, à l'instance de cette Dame, comme ce saint Prelat nous l'a laissé par écrit (24). Il avoit desja donné au public à sa priere, et de celle de Louyse du Chastel, femme du Seigneur de Charmoisy, sa Philothée ou l'Introduction à la vie devote.

Je n'aurois jamais fait, si je voulois parler de son zele admirable, et du respect incomparable qu'elle portoit aux choses de Dieu. Sa devotion éclatoit dans toutes les actions de Religion et de pieté. Son zele s'estendoit encore à l'ornement des Autels, s'employant d'ordinaire à faire des ouvrages, non seulement pour les Chapelles de ses Monasteres, mais encore pour les Parroisses des villages qu'elle sçavoit en necessité. Si elle avoit tant de soin de la Maison de Dieu, elle avoit encore un plus grand amour et respect pour celuy qui l'habitoit; aussi elle ne se lassoit jamais de procurer des luminaires, des pavillons, des tabernacles, des bouquets, pour honorer et servir au saint Sacrement, gardant avec grande devotion les fleurs que l'on en retiroit. Elle ne manquoit jamais de servir la Mere de Dieu, à laquelle la devotion qu'elle portoit fit nommer ses Religieuses, les Filles de sainte Marie, comme je diray plus bas. Après la devotion de la Vierge, elle recommandoit à ses [90] Religieuses celle de l'Ange Gardien, et leur commanda d'en mettre une Image sur chaque porte des Cellules. Elle avoit une devotion particuliere aux Apostres, aux Martyrs, et autres grands Saints des premiers siecles qui ont planté la Foy, en ayant fait une Litanie avec ses Saints Protecteurs et Protectrices (25). Elle disoit tous les matins l'Oraison que l'on chante à Prime, aprés la lecture du Martyrologe.

J'ay desja remarqué la charité qu'elle a exercée envers le prochain, estant mariée, et veuve. Celle qu'elle portoit à sa Congregation a paru, ayant consommé son coeur, sa vie, et tout son temps pour luy dresser le chemin de salut. On ne sçauroit exprimer l'attention qu'elle avoit pour faire fleurir aux Maisons de sa residence, et dans toutes celles de l'Ordre, la mutuelle charité, amitié, et douceur d'esprit, n'y ayant aucune imperfection, dont elle reprit avec tant de force, que de celle qui pouvoit blesser l'union des coeurs. Elle n'a jamais refusé de donner quelque consolation ou instruction à ceux qui l'en prioient; et sur tous, aux pauvres qu'elle alloit voir et consoler avec une gayeté toute particuliere, n'y plaignant ny temps, ny soin, ny heures. Elle n'avoit point de plus grand contentement, que de rendre ces services là au prochain. Elle procura avec autant de soin, que d'adresse, pour l'instruction des pauvres villages du Genevois, l'establissement de Messieurs de la Mission, de l'Institution de Monsieur Vincent de Paul, duquel le merite est connu par tous ceux qui font profession de la vie devote, et qui a esté le Directeur de cette tres-pieuse Heroïne Françoise-Marguerite de Silly, femme de M. Philippe Emanuel de Gondy, Comte de Joigny, General des galeres de France, qui est maintenant Prestre de l'Oratoire, et mere de Messeigneurs le Duc de Raiz, et de l'Archevéque de Corinthe, Coadjuteur de Paris.

Cette charitable Mere, aprés avoir passé saintement 27. années en sa Congregation, mourut à Moulins le 13. de Decembre 1641. comme elle visitoit les Maisons de son Ordre. Le jour de la Presentation de la Vierge, elle avoit renouvellé ses voeux dans son Monastere de Nevers, fondé par la tres-vertueuse Princesse Louyse Reyne de Polo-[91]gne. Cette Maison conserve cherement, comme une relique, de les avoir écrits de sa main. Elle arriva à Moulins le troisiéme de Decembre, où elle employa les cinq jours qu'elle y demeura, avant que tomber malade, à enseigner plusieurs solides documents pour la conservation de l'observance Reguliere en son Institut. La veille de sa derniere maladie, qui fut aussi celle de la Conception de la Vierge, avant le souper, elle pria par trois diverses reprises la Mere de Misericorde de l'assister à l'heure de la mort. Le lendemain, la fiévre luy prit, avec une inflammation de poulmon; mais ne laissant pas de s'aller unir à son divin Medecin, elle attendit, contre son ordinaire la Messe de la Communauté, pour faire sa derniere Communion avec ses Soeurs. Estant en cette extremité, elle voulut imiter nostre Seigneur; car elle alla exhorter une Religieuse malade qui avoit besoin de son assistance. Le 4. jour de son mal, on connût qu'il estoit sans remedes humains, ce qui fit recourir aux divins. Elle fit une petite reveue de sa conscience, comme pour donner les derniers traits au bel ouvrage de sa vie: se confessa, puis parla à son Confesseur, et à sa Compagne pour la derniere fois, les consola de sa separation, et pria le Confesseur d'écrire par tous les Monasteres ses dernieres paroles, par lesquelles elle exhortoit ses Religieuses à garder soigneusement l'esprit de la Regle.

Aprés on luy donna le saint Viatique en presence du Medecin, qui eut le bon-heur d'ouir les belles paroles qu'elle dit, quand elle receut le Corps de Nostre Seigneur, avec une incroyable devotion et ferveur, accompagnée d'une vraye humilité.

Le Jeudy, veille de son trépas, elle dicta, par l'espace de trois heures une lettre, dans laquelle elle declara ses intentions, et tout ce qu'elle jugeoit necessaire pour maintenir son Institut dans l'observance. La nuit elle se fit lire l'epitaphe de saint Hierôme, sur la mort de sainte Paule, et s'arrestant sur ce qu'il remarque de leur pauvreté; elle dit plusieurs fois, Nous ne sommes que des atomes de Religieuses, auprés de ces grandes Saintes.

Le Vendredy, sa compagne la voyant beaucoup souf-[92]frir, luy demanda en quel estat elle se trouvoit: La nature rend son combat, dit-elle, et l'esprit souffre. Sur les cinq heures du matin elle entretint Mad. la Duchesse de Montmorency, et consola par ses discours spirituels, cette tres-vertueuse Princesse, de l'illustre Maison des Ursins. Depuis le Reverend Pere de Lingendes estant arrivé pour l'assister en ce dernier passage, elle le supplia de luy donner l'Extréme-Onction, qu'elle receut, répondant à toutes les prieres, avec devotion, et son recueillement ordinaire. Ayant receu les saintes Huiles, elle donna la benediction à ses Filles, aprés leur avoir fait une succinte, mais sainte exhortation. Puis ayant jetté les yeux sur un Crucifix, et sur deux Images de pitié du Sauveur, et de la Vierge, qui estoient au pied de son lit, ou posant une Croix sur sa poitrine comme un bouquet de myrrhe, elle se fit reciter la Passion, s'arrestant sur les principaux points, dequoy elle témoigna recevoir une grande consolation. Puis elle mourut saintement, prononçant trois fois le Nom de JESUS, le Vendredy 13. Decembre 1641. sur les sept heures du soir, aprés avoir fait, avec un grand zele, sa profession de Foy, protesté qu'elle eust voulu donner son sang pour cette croyance, et remercié Dieu, comme fit sainte Terese, de ce qu'elle mouroit fille de l'Eglise.

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