Sur Louise Labé, rien de nouveau
Revenons à Louise. Nous avions promis que nous le ferions après lecture attentive du livre de Mireille Huchon qui a semé quelque émoi dans la République des lettres. Rappelons les faits. En 1555 paraît à Lyon chez l’éditeur Jean de Tournes un recueil intitulé Euvres de Louïze Labé Lionnoise. On y trouve un Débat de Folie et d’Amour en prose, trois élégies et 24 sonnets en décasyllabes et, sous le titre Escriz de divers Poëtes, à la louange de Louïze Labé Lionnoise, 25 pièces en vers de formes très diverses. Au cours des siècles, les sonnets ont fini par éclipser les autres textes de ce recueil composite, s’imposant comme une des plus bouleversantes expressions féminines des affres de la passion amoureuse. Qui était Louise Labé? Les documents objectifs en font une bourgeoise lyonnaise mariée à un maître cordier. Les éléments qu’on peut inférer de son œuvre permettent d’imaginer qu’elle a reçu une éducation et une instruction qui font d’elle une brillante humaniste. Enfin, les témoignages contemporains, mais souvent tardifs, substituent à cette image flatteuse celle d’une courtisane connue sous le nom de la Belle Cordière. Qu’en est-il vraiment’ On aimerait bien le savoir. Mais, au regard des sonnets, cette énigme n’a pas grande importance.
Or voici que Mireille Huchon, éminente seiziémiste, publie chez Droz un essai intitulé Louise Labé Une créature de papier, dans lequel elle «démontre» que, si Louise Labé a bien existé, elle n’est en rien l’auteur des œuvres qu’on lui prête. Par quelle méthode? Essentiellement par la critique interne, laquelle est à la littérature ce que l’exégèse est à l’Écriture: la scrutation des textes en soi et la comparaison des textes entre eux. Discipline fondamentale mais redoutable dès lors qu’elle est mise au service de la volonté de prouver (qui a dit: «Donnez-moi un texte et je fais couper la tête à son auteur»?) et qu’elle fonctionne de façon autiste. Il n’est possible ni de discuter pied à pied -parce que précisément on perd pied devant une vertigineuse érudition- ni de tout refuser en bloc -parce que le vrai, le douteux et le faux y forment un inextricable mélange. Aussi n’est-il pas étonnant que Mireille Huchon parvienne à ses fins: le recueil paru chez Jean de Tourne n’est qu’une supercherie brillante, élaborée par un groupe de poètes familiers de l’éditeur et gravitant autour de Maurice Scève, et attribuée à une «femme de paille», du nom de Louise Labé, existant réellement mais étrangère à l’entreprise. Et Mireille Huchon procède au partage des dépouilles opimes (faut-il écrire à la curée?): l’épître dédicatoire à Claude de Taillemont, le Débat à Maurice Scève, les sonnets à Olivier de Magny. Démonstration péremptoire pour la jubilation de Marc Fumaroli et la perplexité des seiziémistes. Quant à nous, nous sommes à ce point subjugués par l’efficacité de la méthode que la tentation nous est venue de l’appliquer pour démontrer de façon tout aussi irréfutable que Mireille Huchon n’est pas l’auteur de son essai, mais qu’il est l’œuvre canularesque d’un certain nombre de maîtres-assistants familiers des éditions Droz et animés en sous-main par Marc Fumaroli.
Cela ferait un beau Prisme, mais restons sérieux par révérence, l’essai de Mireille Huchon le mérite. Loin de nous l’idée de rivaliser d’érudition: nous ne combattrions pas à armes égales, et ce Bulletin n’en est pas le lieu. Proposons simplement quelques réflexions dictées par le bon sens.
Voici longtemps que la critique tourne autour de Louise Labé, voit en elle une énigme et remue à son propos des thèses négationnistes. On ne peut pas dire que la méthode exégétique leur apporte ici rien de nouveau. Ne voulant rien retenir du peu que l’on sait de la vie de Louise, on s’acharne -avec une passion étrange- à ne voir en elle qu’une vulgaire courtisane; on s’entête, on le répète (jusque dans l’illustration de couverture!). Même si ce fut le cas -et, après tout, on n’en est pas sûr-, quel rapport cela aurait-il avec l’authenticité de son œuvre? On découpe les textes, on les compare, on découvre des ressemblances, des réemplois: n’était-ce pas d’usage courant au XVIe siècle, qui n’y voyait pas malice? On ramasse tous les ragots, et Dieu sait s’il y en eut. Quand on ne sait rien, on accumule les suppositions. De tout cela, on fait un bloc de certitude. Mais il n’y a pas là dedans un début de preuve. On appelle à la rescousse des témoignages peu sûrs, par exemple Claude de Rubys. Parlons de lui. Il se moquait éperdument de Louise Labé, et ne l’évoquait que pour déconsidérer Guillaume Paradin qui l’avait louée avec exagération; mais s’il détestait Paradin, c’était pour des raisons politiques (Paradin était fort sceptique sur l’histoire officielle de la Ville élaborée autour du Consulat lyonnais, et d’autre part avait courageusement dit sa réprobation des guerres menées «sous couleur de religion»).
Enfin, pas une fois on ne se demande si les poètes et poétaillons qui fréquentaient Scève et Jean de Tournes, et ont composé la guirlande de Louise -auteurs présumés de l’hypothétique supercherie- étaient capables d’atteindre à la simplicité, tout ensemble naturelle et parfaite, qui donne à deux ou trois de ses sonnets une intensité de vie incomparable et les place aux sommets de la poésie française. Il suffit de les lire pour se convaincre du contraire. Or, cette simplicité, on la retrouve dans une œuvre incontestable de Louise, son testament: «Veult estre enterrée sans pompe ni superstitions, à sçavoir de nuict et à la lanterne, accompagnée de quatre prestres, outre les porteurs de son corps…»
Démolir une idée reçue peut être utile, voire nécessaire; encore y faut-il des arguments, ou des preuves. Les premiers sont ici très faibles, et les secondes inexistantes.
D’autres remarques d’élémentaire bon sens viennent à l’esprit. La dédicace des Euvres à Clémence de Bourges, demoiselle respectée parce que respectable par elle-même et par son rang social (son père était consul échevin de Lyon), rend invraisemblable l’hypothèse d’un faux et d’une supercherie. Et comment imaginer que Louise Labé elle-même, honnête bourgeoise ou fieffée gourgandine, ait pu laisser passer cette attribution facétieuse sans la moindre réaction’ ou que les milieux littéraires n’en aient gardé aucune trace, alors même, dit Mireille Huchon, qu’elle «ne devait pas faire illusion au lecteur lyonnais de 1555». Louise Labé était-elle femme à subir la dérision publique, elle dont une analyse de la première version du portrait gravé par Pierre Woeriot dit assez qu’elle n’était pas du genre à se laisser gratter le blanc de l’œil avec un clou rouillé (selon l’expression lyonnaise)? Mireille Huchon invoque comme ultime garantie la «grande tradition française» des «autrices supposées, objet de prédilection des écrivains mâles», à commencer, un siècle plus tard, par Mariana Alcoforado, la fameuse religieuse portugaise, suivie de Bilitis, Clotilde de Surville, Clémence Isaure, Clara Gazul, Louise Lalanne… Certes. Mais il y a une petite différence. C’est que toutes ces femmes étaient fictives, et leurs faussaires avaient les mains libres. Louise Labé, elle, non seulement était une femme bien réelle, mais qui avait pignon sur la rue Confort.
Il est dangereux de trop vouloir prouver: on s’expose à mettre en œuvre des argumentations qui finissent par se détruire entre elles. Par exemple, quelle était la motivation des auteurs de cette curieuse entreprise? Mireille Huchon en avance successivement un certain nombre, mais comment ne pas voir que, les unes n’étant pas compatibles avec les autres, on n’évite pas une impression d’incohérence? Tantôt il s’agit d’une farce d’étudiants prolongés, qui ne se privent pas de jeux de mots et anagrammes, de clins d’œil à des références connues d’eux seuls, voire de sous-entendus salaces; tantôt d’une fervente imitation de Pétrarque: comme il avait loué Laure (lau (da) re Laure), il faut louer Louise, en déclinant la gamme des conceptions néo-platoniciennes sur l’amour; quel rapport’ Tantôt il s’agit d’un «coup éditorial» exploitant la conjoncture culturelle de l’heure; tantôt de la volonté de doter la France d’une nouvelle Sappho, en réponse à la découverte récente de la Sappho de Lesbos, avec les subtilités et les ambiguïtés d’une telle figure féminine; quel rapport’ Comme on dit, il faudrait savoir. Il faudrait même savoir sur quel pied étaient les relations entre Louise Labé et tous ces poètes. Où, comment rencontrait-elle Maurice Scève? De quoi parlaient-ils’ Sur quel ton’ Nous n’en savons, et n’en saurons jamais rien. Et l’on voudrait trancher -~sur quel ton péremptoire!- de leurs relations littéraires!
Force est de constater que, loin des certitudes affirmées dans les cinq pages de conclusion, le lecteur le mieux disposé est peut-être impressionné, mais nullement convaincu. Dans le doute, restons-en sur la position la plus sage. l’essai de Mireille Huchon est une admirable démonstration des exploits que peut réaliser un chercheur dans sa spécialité: il n’est pas un texte paru à cette époque, chez Jean de Tournes ou ailleurs, touchant de près ou de loin au cas Louise Labé, qui lui ait échappé. Il en résulte une évocation assez éblouissante de la vitalité intellectuelle, et poétique notamment, de cette capitale de l’humanisme qu’était alors Lyon. On peut se passionner à sa lecture. En revanche le parti pris qui l’inspire a tôt fait de créer un malaise, qui est à l’évidence celui des spécialistes de la même question: une problématique ouverte, opposant les ignorances aux certitudes et ne perdant pas de vue les limites d’une telle recherche, aurait été plus efficace, prenant en compte un élément décisif qui est ici contourné. En effet, si certains textes du recueil sont à l’évidence le produit d’une collaboration entre les amis humanistes qui en auraient confié la rédaction à Louise Labé (c’est l’hypothèse du grand seiziémiste Verdun-L. Saulnier dans son Maurice Scève), comment refuser l’attribution des sonnets à une voix unique? Certes la critique interne a beau jeu de faire valoir que certains se présentent comme des répliques à des sonnets d’Olivier de Magny, d’autres comme des réécritures de Pétrarque, Catulle ou Jean Second. Admettons même que l’ensemble soit beaucoup plus savant et construit qu’une lecture naïve ne saurait le voir, il n’empêche. Sur les 24 sonnets il en reste assez, sonnets entiers, quatrains, tercets, ou simples vers, qui font entendre une voix dont aucune exégèse ne pourra contester le caractère unique. À qui appartient cette voix? Prenons parti: à une créature, non de «papier», mais de chair et de sang, à une femme, une Lyonnaise, qui eut pour nom Louise Labé.
Henri Hours et Bernard Plessy (Le Bulletin des Lettres, octobre 2006, p.3-5)