Catherine Rosalie Gérard/Henri Lyonnet
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[89] Dans le sillage de la Guimard, marchait la Duthé, de cinq ans plus jeune, mais Catherine, Rosalie Gérard, dite Duthé, fut plus connue par son existence de luxe, d'abandon, d'insouciance que par son talent de ballerine, La Duthé, qui eut la fortune assez rare de passer à [90] la postérité, grâce aux pinceaux de Van Loo, de Lainé, de Janinet, de Périn, de Proudhon, qui eut doublement son buste avec Houdon et Fernex, était entrée comme surnuméraire dans le corps de ballet de l'Opéra en 1767. Elle resta comme le type de la grande courtisane du XVIIIe siècle.
Trois ans après sa mort, en 1833, on publia les Galanteries d'une demoiselle du monde ou Souvenirs de Mademoiselle Duthé. Ces souvenirs, réédités avec une notice par Monsieur Paul Ginisty, avaient été rédigés par le baron Lamothe-Langon qui avait connu l'héroïne dans la toute dernière partie de sa vie. Mais pouvaient-ils révéler bien des secrets, ou même chercher à ébaucher la liste de ses innombrables amants? Assurément, non. Née en 1748, à Versailles, où son père occupait quelque infime emploi au Palais, Catherine, Rosalie Gérard, au sortir du couvent, avait été confiée à une tante qui semble lui avoir donné de singuliers conseils en lui faisant comprendre quelles sont les ressources que l'on peut tirer de sa beauté. Un archevêque, Monseigneur Dillon, et un prince italien, le prince Altiéri, partagèrent les vues de la tante, avant même que le fermier général Hocquart lui ait facilité son entrée à l'Opéra, à l'âge de 18 ans, échappant ainsi, selon le règlement, à toute puissance paternelle et à toute rigueur policière. Gilbert n'a-t-il pas dit dans une âpre satire:
Echue à l'Opéra par un rapt solennel,
Sa honte la dérobe au pouvoir paternel.
Voltaire, rappelant que le mot Opéra, signifie [91] oeuvre et affaire en italien, trouvait plus simple d'appeler les demoiselles de l'Opéra des demoiselles d'affaires. N'y avait-il pas là les fermiers généraux qui se chargeaient de subventionner ce véritable harem?
Outre Monsieur Hocquart, déjà nommé, qui surprendra un jour sa protégée entre les bras du chevalier de Létorière, officier aux gardes françaises, le même sans doute qui avait grugé Coraline de la Comédie Italienne, et toujours sur cette liste des fermiers généraux, ne trouvons-nous pas Ferrand, qui survient aux besoins de Mademoiselle Rossignol; c'est Monsieur de Cramoyel, qui fait peindre Mademoiselle Allard, sa maîtresse, toute nue, par Lenoir. Nous avons rencontré de la Borde chez la Guimard; Monsieur de Villemur préfère la tragédie avec Mademoiselle Clairon, et Monsieur Bertin la comédie avec Mademoiselle Hus; Monsieur Brissart protège Mademoiselle Deschamps, Monsieur Gaubard commandite Mademoiselle Adeline, qui était Mademoiselle Colombe IIIe; Monsieur Duvancel a les faveurs de Mademoiselle Minos, Monsieur d'Epinay, celles de Mademoiselle Verrière l'aînée. Monsieur Baudard de St-James courtise Mademoiselle Beauvoisin, et Monsieur Danguy possède Mademoiselle Gogo. Tous ces messieurs, ou à peu près, ont passé par le boudoir de Mademoiselle Dervieux.
Incontestablement, en galanterie, la Duthé l'emporte sur toutes ses rivales. «L'honneur qu'elle a eu, lisons-nous dans lesMémoires secrets, de donner les premières leçons de plaisir à Monsieur le Duc de Chartres, l'a mise dans une grande vogue. C'est une blonde fade, d'une figure moutonnière, qui n'annonce aucune pétulance, aucun esprit, mais à la mode.» L'inspecteur Marais corrige un peu le portrait. Il la tient pour une des plus bel-[92]les filles de Paris; elle est grande, bien faite, et sa figure est aimable.
Les liaisons de la Duthé ayant été innombrables, nous ne pouvons nous y attarder. Une des plus longues semble avoir été avec Durfort, liaison qui s'était changée avec le temps en une espèce d'amitié, avec infidélités permises de part et d'autre, celui-ci attendant que l'amant du jour soit ruiné, avant d'aller reprendre la place qu'on lui gardait. Les petits vers suivants sur les protecteurs de ces dames, couraient les alcôves:
Bouillon est preux et vaillant,
Il aimeLaguerre
A tout autre amusement
Son coeur la préfère.
A Dufort il fautDuthé
C'est sa fantaisie.
Soubise, moins dégoûté
AimeLa Prairie
Bouillon avait dépensé pour la Laguerre qui mourut à 28 ans, plus d'un million de livres en trois mois. Quant au marquis de Genlis, marié cependant à une des plus jolies femmes de Paris, la Duthé s'était contentée de le congédier avant la ruine complète. Les Mémoires secrets qui nous annoncent cette rupture, nous apprennent en même temps que ce fut Mylord d'Eygremont que la Duthé voulut bien admettre ensuite à sa couche, moyennant mille louis pour la première nuit, et mille écus pour les mois suivants. Et, malgré cela, il y eut des [93] heures difficiles. L'inspecteur Marais ne constate-t-il pas que la belle a dû emprunter six louis pour aller aux Italiens, ajoutant en manière de réflexion: «C'est pourtant une très jolie fille!»
Nous avons parlé de l'éducation amoureuse du Duc de Chartres (le futur Egalité), fils du duc d'Orléans. Dans la suite, elle aura encore quelques écoliers illustres, tel le jeune Duc de Bourbon. Son salon est ouvert à des philosophes et à des gens de lettres. On y vit Diderot, à l'aise dans ce milieu, Gentil Bernard, Dorat, Palissot. A la Promenade de Longchamps, Mademoiselle Duthé se montre trois jours de suite en trois voitures différentes à six chevaux, avec trois robes nouvelles, trois livrées et trois harnachements différents. Et comme l'Anglais est devenu la providence des impures, c'est de l'Angleterre qu'elle se rapprochera désormais. L'on ne peut se figurer l'importance prise par l'influence étrangère, et surtout anglaise, sur les actrices et danseuses françaises dans la seconde moitié du siècle.
L'Opéra reste toujours le théâtre aristocratique par excellence. Les demoiselles de la haute société ne vont pas à l'Opéra, c'est vrai, mais c'est l'endroit où les nouvelles mariées doivent être présentées. La jeune épouse y vient en grande loge. Tout le monde est dans le secret, et l'assemblée applaudit. Le banquier Samuel Bernard envoie mille livres à Mademoiselle Lemaure pour avoir repris le rôle de Délie dans les Festes Grecques etRomaines le jour où la duchesse de Mirepoix, nouvellement mariée, vient saluer le public à l'Opéra, et, beau-père généreux, il donne cent louis à Mademoiselle Sallé pour avoir dansé galam-[94]ment à la noce du Président Molé, devant la table des convives.
En octobre 1786, la Duthé est partie pour Londres, avec un anglais, Lord Byng. Elle devra y rester vingt ans, et nous n'aurons guère de ses nouvelles que par les lettres qu'elle écrit à son banquier Perrégaux, qu'elle appelle son «bon tuteur». Elle a reparu au théâtre, à Londres, et on lui connaît une liaison discrète avec un membre du Parlement, Monsieur Lee. Quand elle se décide à revenir en France, après la chute de l'Empire, elle a les cheveux blancs. En son absence, on l'a traitée comme émigrée -ce qui n'était pas juste, puisqu'elle était partie avant la Révolution- et sa maison de Groslay avait été séquestrée, puis vendue. Elle s'en vient habiter rue Basse-du-Rempart, et ne reçoit plus que des gens d'un autre âge, avec qui elle peut parler d'un temps disparu. Devenue presque aveugle, Ménager de Souville, son agent d'affaires depuis vingt ans, vient lui faire la lecture de la Quotidienne. Avec la Révolution de juillet, tout est encore fini pour elle. Il ne lui reste plus qu'à mourir (24 septembre 1830) Son tombeau au Père-Lachaise, est le seul souvenir d'une vie aussi brillante et aussi décousue.
[Portraits:
- «Mademoiselle Duthé, par L.-L. Périn (Musée de Reims)», pl.47, p.98
- «Mademoiselle Duthé, par L.-L. Périn (Musée de Reims)», pl.48, p.99]