Élisabeth de Bohême

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Élisabeth de Bohême
Titre(s) Princesse palatine, abbesse d'Herford
Dénomination(s) Prinzessin Elisabeth von der Pfalz
la Grecque, la Magistra.
Biographie
Date de naissance 1618
Date de décès 1680
Notice(s) dans dictionnaire(s) ancien(s)


Notice de Marie-Frédérique Pellegrin, 2020

Élisabeth de Bohême est la fille d’Élisabeth Stuart (1596-1662) et de Frédéric V (1596-1632) qui n’a régné en Bohême que pendant l’hiver 1619-1620. Toute la vie d’Élisabeth se déroule donc en exil, entre Allemagne et Pays-Bas : à Heidelberg chez sa grand-mère, fille de Guillaume d’Orange, à Leyde pour étudier les langues, les lettres et les sciences, à la cour tenue par sa mère à La Haye et à celle de son frère Karl-Ludwig, électeur du Palatinat depuis 1649, avant de s’installer chez une de ses tantes à Krossen (Brandebourg). Elle est ensuite abbesse – protestante - à Herford en Westphalie de 1667 jusqu’à sa mort.
Élisabeth de Bohême est à la fois une figure politique et une philosophe de premier plan. En tant que princesse en exil, le retour de sa maison sur le trône occupe toujours une part de ses pensées et lui impose d’avoir une vie publique. Âgée d’une quinzaine d’années, elle refuse ainsi d’épouser Ladislas IV Vasa, roi de Pologne, car elle ne veut pas se convertir au catholicisme, la défense du protestantisme ayant été une constante de la politique paternelle. Sa correspondance atteste d’activités diplomatiques et d’obligations politiques constantes tout au long de son existence. Mais parallèlement, Élisabeth déploie également et surtout une vie intellectuelle intense. Où qu’elle réside, elle s’entoure de gens de savoir et participe activement à la république des lettres. Outre sa connaissance des langues anciennes et modernes, elle excelle en mathématiques (résolvant par exemple le problème dit des trois cercles, problème alors très discuté). Mais ce sont surtout ses apports à la philosophie qui lui font jouer un rôle intellectuel essentiel.
Amie du disciple de Descartes, Hendrik De Roy dit Regius, ce dernier lui conseille d’écrire au philosophe français pour éclairer certains points de ses Méditations métaphysiques parues en 1641. Elle initie alors une correspondance avec Descartes qui dure de 1643 à 1649. La question la plus débattue concerne l’union de l’âme et du corps mais on y trouve également des considérations mathématiques et politiques. Le caractère intime de cette correspondance philosophique, où Élisabeth demande à Descartes d’être « le médecin de son âme », permet de discuter l’union et la distinction des substances (le corps et l’esprit) au niveau de l’individu et de ses passions. Cet échange prépare les Passions de l’âme de Descartes (1647) auxquelles les réflexions d’Élisabeth doivent donc beaucoup. À la mort de Descartes en 1650, Élisabeth refuse cependant que sa partie de leur correspondance intègre les œuvres complètes posthumes du philosophe, mais cela n’empêche pas celle-ci de contribuer efficacement à la diffusion de la philosophie de Descartes en Allemagne.
Les réseaux intellectuels d’Élisabeth sont cependant beaucoup plus vastes et variés et sa pensée, complexe, est marquée d’épicurisme et d’un certain empirisme. Elle est admirée de Sorbière que l’on peut classer parmi les libertins érudits ; elle discute avec Puffendorf, théoricien du droit naturel ; elle entre ensuite en contact avec Malebranche dont elle admire La recherche de la vérité (1675) ainsi qu’avec Leibniz à propos de l’idée de Dieu. Elle reçoit d’ailleurs ce dernier à l’abbaye d’Herford. Sous sa direction, cette abbaye luthérienne, alors qu’elle-même est calviniste, devient un lieu accueillant pour toutes sortes de dissidences philosophiques et religieuses : les labadistes y trouvent refuge en 1670 ; les quakers William Penn et Robert Barclay y séjournent en 1677. Si Élisabeth accepte de loger la secte sulfureuse et persécutée menée par Jean de Labadie, c’est parce que celle-ci compte dans ses rangs Anna-Maria van Schurman, amie de longue date d’Élisabeth et femme savante admirée de toute l’Europe. Les années à Herford sont marquées par des débats d’ordre théologique et le désir d’Élisabeth d’établir en ce lieu un foyer intellectuel vivace et tolérant.
Même si Élisabeth de Bohême n’a rien publié, son rôle dans la république des lettres du XVIIe siècle est essentiel : c’est une savante à part entière (par ses découvertes mathématiques et ses questionnements philosophiques) et c’est également l’organisatrice de réseaux européens. Son rôle est décisif dans la diffusion du cartésianisme mais aussi dans la construction de foyers intellectuels féminins solidaires. Des femmes comme Anna-Maria van Schurman (1607-1678), Marie de Gournay (1565-1645), Marie du Moulin (1622-1699), Dorothy Moore (1612-1664), Bathsua Makin (1600-1675) et Katherine Jones, vicomtesse Ranelagh (1615-1691) ont fait partie de son premier cercle. Longtemps méconnue, elle acquiert aujourd’hui un renom international.

Oeuvres

Toute l’œuvre d’Élisabeth de Bohême est manuscrite. Sauf découverte nouvelle, elle consiste uniquement en de multiples correspondances. Pour un relevé très complet, voir: S. Ebbersmeyer, “An Inventory of the Extant Correspondence of Elisabeth of Bohemia, Princess Palatine (1618-1680)”, Journal of the History of Philosophy, vol. 58, n°2, avril 2020.

Principales sources

  • Baillet, Adrien, La vie de Monsieur Descartes [1691], Paris, Editions des Malassis, 2012.
  • Descartes, René, Correspondance avec Élisabeth de Bohême, Paris, Garnier Flammarion, 1989.
  • The Correspondence between Princess Elisabeth of Bohemia and René Descartes, L. Shapiro éd. et trad., Chicago, University of Chicago Press, 2007.


Choix bibliographique

  • Ebbersmeyer, S. et S. Hutton (dir.), Elisabeth of Bohemia, Life and Legacy, Springer, 2020.
  • Kolesnik, D. et M-F. Pellegrin, Descartes face à Elisabeth: deux philosophes ?, Paris, Vrin, 2014.
  • Pal, C., Republic of Women. Rethinking the Republic of Letters in the Seventeenth Century, Cambridge University Press, 2012.
  • Pellegrin, M.-F., « Descartes et Élisabeth : Dialoguer avec une femme, la correspondance comme lieu de la philosophie », dans O. Ribordy, I. Wienand dir., Descartes en dialogue, Bâle, Schwabe Verlag, 2019.
  • Pellegrin, M.-F., « Cartesianism and Feminism », dans D. Mahut, T. Schmaltz, D. Garber dir., Oxford Handbook on Descartes, Oxford, Oxford University Press, 2019.

Choix de liens électroniques

  • Stanford Encyclopedia of Philosophy: "Elisabeth, Princess of Bohemia", 2013 [1]
  • Project Vox, "Princess Elisabeth of Bohemia, Countess Palatine, Abbess of Herford" [2]

Jugements

  • « Toutefois ceux qui, avec une constante volonté de bien faire et un soin très particulier de s’instruire, ont aussi un très excellent esprit, arrivent sans doute à un plus haut degré de sagesse que les autres. Et je vois que ces trois choses se trouvent très parfaitement en Votre Altesse. Car, pour le soin qu’elle a eu de s’instruire, il paraît assez de ce que ni les divertissements de la cour, ni la façon dont les princesses ont coutume d’être nourries, qui les détournent entièrement de la connaissance des lettres, n’ont pu empêcher que vous n’ayez très diligemment étudié tout ce qu’il y a de meilleur dans les sciences, et l’on connaît l’excellence de votre esprit en ce que vous les avez parfaitement apprises en fort peu de temps. Mais j’en ai encore une autre preuve qui m’est particulière, en ce que je n’ai jamais rencontré personne qui ait si généralement et si bien entendu tout ce qui est contenu dans mes écrits. Car il y en a plusieurs qui les trouvent très obscurs, même entre les meilleurs esprits et les plus doctes ; et je remarque presque en tous, que ceux qui conçoivent aisément les choses qui appartiennent aux mathématiques ne sont nullement propres à entendre celles qui se rapportent à la métaphysique, et au contraire que ceux à qui celles-ci sont aisées ne peuvent comprendre les autres ; en sorte que je puis dire avec vérité que je n’ai jamais rencontré que le seul esprit de Votre Altesse auquel l’un et l’autre fût également facile ; et que par conséquent j’ai juste raison de l’estimer incomparable. Mais ce qui augmente le plus mon admiration, c’est qu’une si parfaite et si diverse connaissance de toutes les sciences n’est point en quelque vieux docteur qui ait employé beaucoup d’années à s’instruire, mais en une princesse encore jeune et dont le visage représente mieux celui que les poètes ont attribué aux Grâces que celui qu’ils attribuent aux Muses ou à la savante Minerve. Enfin, je ne remarque pas seulement en Votre Altesse tout ce qui est requis de la part de l’esprit à la plus haute et plus excellente sagesse, mais aussi tout ce qui peut être requis de la part de la volonté ou des mœurs, dans lesquelles on voit la magnanimité et la douceur jointes ensemble avec un tel tempérament que, quoique la fortune, en vous attaquant par de continuelles injures, semble avoir fait tous ses efforts pour vous faire changer d’humeur, elle n’a jamais pu tant soi peu ni vous irriter ni vous abaisser. » (René Descartes, Principes de la philosophie, Epître dédicatoire à Élisabeth de Bohême, 1644, non pag.)
  • « De mon temps (qui était 1642) en Hollande, c’était un divertissement des Dames d’aller en bateau de La Haye à Delft ou à Leyde, habillées en bourgeoises et mêlées parmi le vulgaire, afin d’ouïr les discours que l’on tiendrait des Grands sur le propos desquels elles jetaient la compagnie ; et il arrivait souvent qu’elle oyaient diverses choses qui les touchaient, et même leur galanterie ayant quelque chose d’extraordinaire, elles ne revenaient guère sans trouver quelque cavalier qui leur offrait son service, et qui au débarquer se voyait bien trompé de la petite espérance qu’il avait conçue que ce fussent des courtisanes, parce que toujours un carrosse les attendait. Élisabeth, l’ainée des Princesses de Bohême, était quelque fois de la partie : on racontait merveilles de cette rare personne : qu’à la connaissance des langues elle ajoutait celle des sciences : qu’elle ne s’amusait point aux vétilles de l’école mais voulait connaitre les choses clairement ; que pour cela elle avait un esprit net et un jugement solide; qu’elle avait pris plaisir à ouïr Descartes ; qu’elle se faisait faire des dissections et des expériences ; qu’il y avait en son palais un ministre tenu pour socinien. Son âge semblait de vingt ans ; sa beauté et sa prestance étaient vraiment d’une Héroïne ». (Samuel Sorbière, Sorberiana sive Excerpta ex ore, Louis Colomyez, 1694, p. 103-104)
  • « Les lumières extraordinaires de V. A. que j’ai bien mieux reconnu lorsque j’eus l’honneur de l’entendre parler quelque moment, que parce que tant de grands hommes ont publié à son avantage, préviennent tout ce qu’on lui peut dire sur une matière [les preuves de l’existence de Dieu] qui a été sans doute il y a longtemps l’objet de ses plus profondes pensées. » (Lettre de Leibniz à Élisabeth de Bohême, novembre 1678, dans G. W. Leibniz G. W., Sämtliche Schriften und Briefe, Berlin, Akademie Verlag, 2006, II, 1 B, 659-666).
  • « Cette princesse philosophe faisait pour lors le sujet de l’admiration de l’univers. Nonobstant ce que nous avons dit de la curiosité et de l’attache de quelques dames parisiennes pour la philosophie de M. Descartes, elle n’a point laissé d’être considérée comme la première disciple de notre philosophe. (…) la supériorité de son génie la fait regarder comme le chef des cartésiennes de son sexe (…) ». (A. Baillet, Vie de Monsieur Descartes, 1691 (éd. des Malassis, 2012, p. 687)
  • « … la supériorité de son génie [l’]a fait regarder comme l’une des plus habiles personnes de son sexe (…) Elle (…) fut recherchée par Vladislas IV (…) mais l’amour qu’elle avait pour la philosophie lui fit refuser ce parti. » (L. Moréri, Grand dictionnaire historique, 1759, t. III, E p. 87-88 : art. « Elisabeth de Bohême »).
  • « …sans Élisabeth, Descartes n’aurait probablement jamais avoué que l’expérience “contrarie”, c’est-à-dire contredit la distinction radicale entre les deux substances unies en l’homme ; à sa demande il est ainsi conduit à approfondir l’originalité de leur interaction dans les passions. » (G. Rodis-Lewis, « Descartes et les femmes : l’exceptionnel apport de la princesse Elisabeth », in Donne filosofia e cultura nel seicento, Consiglio nazionale delle ricerche, 1999, p. 159).
  • « She is a faithful disciple to Descartes to the extent that she embraces his egalitarian concept of reason, and extols the virtues of a natural logic, free from the shackles of a scholastic education. She also embraces his criterion of truth and certainty, and is a dualist to the extent that she affirms that the soul and body are distinct. But in other respects, her reputation as a critic of Descartes is well deserved. First, Elisabeth maintains that the interaction between extended and non-extended substances is inconceivable, and, as a solution to this problem, she suggests that the extension is an attribute of the soul. Second, in her discussion of Descartes’s moral theory in their letters, she emphasizes the impracticality of recommending that the soul must strive to be detached from the body. Many of Elisabeth’s objections are, moreover, developed from a woman’s point of view. » (J. Broad, Women philosophers of the seventeenth century, Cambridge University Press, 2002, p. 34).
  • « Elisabeth was also extremely active in maintaining an ongoing and far reaching network of philosophical correspondents throughout the many changes in her life. As a member of the republic of letters, Elisabeth worked toward the development of rational philosophical systems, in dialogue with such thinkers as Descartes, Leibniz, and Malebranche; and since her mother’s exile court – a physical location completely accessible to both sexes – functioned as an intellectual destination point during this period, much of the work of philosophical networking and discussion would have been taking place at the level of face-to-face meetings, rather than in correspondence alone. » (C. Pal, Republic of Women. Rethinking the Republic of Letters in the Seventeenth Century, Cambridge University Press, 2012, p. 72).
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