Stéphanie-Félicité Ducrest de Saint-Aubin/Charles de Mouhy

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[ 273] Madame la Comtesse de Genlis, pour laquelle j'ai la plus haute considération, qui le mérite à tous égards, et que j'admire depuis long temps, doit être nommée, puisqu'il est public, par le Journal de Paris, que la jeunesse lui doit le charmant Théatre à l'usage des jeunes personnes, que les Gens de Lettres les plus éclairés, comme tout ce qu'il y a de plus distingué à la Cour, ainsi que dans la Capitale, regardent comme [274] un chef-d'oeuvre, et la plus intéressante école de la vertu.
Ce précieux Théatre est en plusieurs volumes: le premier renferme sept Pieces; la premiere, un Drame d'un genre neuf et pathétique, intitulé, Agar dans le Désert: rien de plus intéressant que la marche théatrale de cette Piece, elle arrache des larmes; le dénouement est une leçon supérieure de courage, de patience et de vertu.
La seconde Comédie a pour titre, la Belle et la Bête; le projet est de persuader que l'ame bienfaisante et la complaisance sont de sûrs moyens de plaire et de se faire aimer; cette Piece a beaucoup de rapport à celle de Zémire et Azor; mais celle-ci présente plus de vraisemblance, et m'a paru plus touchante.
La troisieme, intitulée, les Flacons, est une soirée très-agréable. L'objet, dans cette Piece, est de démontrer à la jeunesse, dans l'incertitude de sa conduite, de préférer l'honneur au plaisir qui l'entraîne, le calme de la conscience étant le seul qui conduit au vrai bonheur.
Le fond de la troisieme est encore une soirée qui a pour titre, l'Isle heureuse; il s'agit à la vacance d'un Trône, de choisir une Reine selon la loi; ce sont des vieillards qui y nomment: deux Princesses, qui sont soeurs, appellées Rosalide et Cloride, ont le droit d'y monter; la Fée Lumineuse a présidé à l'éducation de Clo-[275]ride, qui est nommée Reine; mais au lieu de gouverner seule, elle partage le Trône avec sa soeur; cet acte de bienfaisance prouve que l'ame vraiment généreuse et bienfaisante est de toutes les vertus la plus sublime, et que quoique Rosalide fût parfaite à tous les égards, son éducation ayant été aussi soignée que celle de sa soeur, cette suprême qualité qui lui manquoit sans doute, ou à laquelle la Fée institutrice lui avoit fait faire moins d'attention, fit que les vieillards préférerent sa soeur, qui en faisoit son objet capital.
La cinquieme Comédie est l'Enfant gâté: elle paroît moins intéressante que les précédentes; mais l'objet de tenir en garde une jeune personne contre la flatterie, sur-tout des domestiques à gages, ou des intriguants, est le plus important, étant certain que, sans l'approbation continuelle de vils flatteurs que l'intérêt guide toujours, une jeune personne bien née ne seroit pas souvent la proie de la séduction.
Rien de plus agréable et de plus intéressant que la petite Comédie en deux Actes, intitulée, la Curieuse, et de plus propre à corriger de ce défaut.
Dans la derniere Piece du premier volume, intitulée, les Dangers du Monde, une jeune femme n'ayant point de véritables amies, s'ennuyant pendant l'absence de son mari, donne dans le travers, et s'engage dans des dépenses inutiles qui dérangent sa fortune; elle doit soixante-dix mille livres; une digne tante qu'elle avoit né-[276] gligée, la voyant accablée de chagrins, en apprend la cause, et la tire de ses mortels embarras, en lui apprenant par son propre exemple, que l'économie l'a mise en état de la tirer de son inquiétude, et que ce plaisir est mille fois plus doux que tous ceux dont elle a joui et qu'on peut goûter dans la vie.
Le second tome de ce charmant Théatre renferme encore des Comédies plus agréables; il semble que Madame la Comtesse de Genlis ait eu en vue dans celui-ci l'instruction de jeunes personnes plus formées que dans le précédent; la premiere Piece est intitulée, l'Aveugle de Spa: elle est du plus agréable comique: par la manie d'un Capucin, pour la culture d'oeuillets, sa passion favorite, qui occasionne dans un entretien très-sérieux les contre-sens les plus plaisants. L'Auteur a pour objet encore l'humanité et la bienfaisance; c'est le fonds et le sujet de cette Comédie intéressante, qui font connoître que c'est la vertu favorite de celle qui en est l'Auteur.
La seconde Piece a pour titre, les Ennemies généreuses; ce sont deux femmes de qualité qu'une belle-soeur et un mari, intéressés à détruire leur amitié et leur intelligence, parviennent à brouiller par des manoeuvres dictées par la calomnie. Le mari en est puni, il se ruine, et dans son désespoir, passe dans les Indes, en disant un adieu éternel à sa femme: l'amie de celle-ci qui apprend son désastre, par des amis, cherche les moyens de se réconcilier avec elle dans [277] la vue de partager sa fortune avec elle. Celle-là, trop prévenue, se refuse toujours, persuadée que son ressentiment est fondé. Enfin, apprenant qu'il est l'effet de la calomnie, elle embrasse son amie, et pour preuve de la sincérité de cette réunion, elle accepte les bienfaits qu'elle avoit refusés.
La Colombe est le titre de la seconde Comédie: elle est du plus tendre intérêt. Une jeune personne jalouse d'une colombe qui appartient à sa soeur, la lui laisse entrevoir. Celle-ci la lui cache pendant quelque temps; mais s'appercevant du chagrin qu'elle lui a causé, elle lui en fait présent, ce qui produit les sentiments d'une reconnoissance si touchante, qu'elle attendrit jusqu'aux larmes.
Les Comédies qui suivent ont pour titre, Cécile, et l'Intriguante; dans la premiere, une jeune personne voulant convaincre sa soeur de la plus tendre amitié, se disposoit à prononcer des voeux éternels dans le Couvent où elle étoit, pour lui procurer un établissement plus avantageux: cette soeur tendre et généreuse se refuse à un aussi triste sacrifice; par l'événement le moins attendu, elle l'empêche; une succession inattendue augmente sa fortune, ce qui dispense cette généreuse fille de cette preuve héroïque de son amitié. L'Auteur peint avec autant d'esprit que d'adresse, dans cette Comédie, les moeurs et les ridicules qu'on emploie quelquefois dans les Couvents, pour attirer ou éloigner les Novices.
[278] L'objet de Madame la Comtesse de Genlis, dans la Comédie de l'Intriguante, est de convaincre les jeunes personnes que la franchise, la vérité et la bonne foi suffisent pour parvenir aux fins qu'on se propose, et qu'on échoue presque toujours, lorsqu'on recourt à l'intrigue et au mensonge. Ces leçons sont mises en action avec le plus vif intérêt, et doivent sur de jeunes coeurs faire la plus vive impression.
J'avoue ici, avec la franchise dont je me suis toujours fait honneur, que tout ferme que j'ai toujours été, je n'ai pu lire sans avoir les yeux mouillés de pleurs, la charmante Comédie de la bonne Mere. Eh! quel seroit le mortel assez insensible pour ne pas être pénétré jusqu'aux larmes, de ce chef-d'oeuvre. S'il étoit honnête de proposer ici une gageure, je parierois que ceux qui liront cette Piece avec attention, en seront autant sensiblement touchés, et conviendront que les vrais mouvements de la nature, dans une ame bien née, la remuerent beaucoup plus que les plus vifs transports de l'amour.
Le tome troisieme n'a pour objet, dans les Pieces qu'il renferme, que les moeurs des jeunes gens; comme il n'y a point d'hommes dans les Comédies des deux premiers volumes, il n'y a point de femmes dans celui-ci: les titres des Pieces qu'il renferme, sont, Valek, le Magistrat et la Rosiere. La premiere Comédie est un sujet tiré de l'Histoire des Arabes, dont l'intérêt est le plus vif et le plus touchant. La seconde, en trois Actes, est admirable par la droiture [279] d'un Magistrat qui fournit le modele d'un Juge integre qui se défie de ses propres lumieres, et qui demande à Dieu de l'éclairer.
Le quatrieme et dernier volume que la respectable Madame la Comtesse de Genlis a bien voulu composer pour l'éducation de la haute Bourgeoisie, renferme des Pieces dont les titres sont, la Marchande de Modes, la Lingere, le Libraire, etc. Toutes ces Pieces sont intéressantes, bien faites, et propres à rendre aimables l'honneur, la vertu et toutes les qualités de l'homme estimable. Après avoir lu le Théatre de Madame la Comtesse de Genlis, on est surpris d'y trouver une si parfaite entente de la marche théatrale. On reconnoît avec admiration le génie des Corneille, des Racine, et sur-tout de Moliere; du reste on ne peut s'empêcher de convenir qu'elle doit posséder à fond les grands principes dont elle donne avec tant de facilité et d'aisance des leçons si agréables et si parfaitement écrites.

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