Claire-Josèphe-Hyppolite Léris/Henri Lyonnet

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[59] Au-dessus de tous ces talents charmants, allait se lever une étoile de première grandeur éclipsant tout ce qui l'approche: nous voulons parler de la Clairon, au nom aussi retentissant que sa personne, la Clairon [60] l'actrice de Voltaire, merveilleusement douée, possédant tout à la fois l'âme, le pathétique, un geste aisé, une mémoire imperturbable, une articulation nette. Sa voix seule, un peu trop grave, se prêtait mal pour rendre des sentiments délicats. Aucune actrice avant elle n'avait débuté avec autant de talents réunis. Un poète inconnu écrivit:

Quelle grâce, quel feu! Quelle aimable peinture! Clairon, tu réunis dans ton jeu séducteur, Ce que l'art, joint à la nature, Peut former de plus enchanteur. Cent fois, te voyant sur la scène Ravir les suffrages divers, J'ai cru que c'était Melpomène Qui récitait ses propres vers.

Pourquoi faut-il que la Clairon, comme la plupart des triomphatrices, ait gâté ces belles qualités par de basses jalousies envers sa puissante rivale Mademoiselle Dumesnil, plus géniale peut-être, mais plus inégale, contre Lekain, cet acteur sublime, qui prend dans sa correspondance la dénomination de «ce beau Monsieur»?

La Clairon passe en rafale, balayant tout sur son passage. Rien ne lui résiste. Il faut que tout plie devant elle. Mademoiselle Clairon a écrit des Mémoires qui sont le dernier document à consulter si l'on veut savoir la vérité. La bourgeoisie dont elle se pare consiste à être l'enfant illégitime d'un sergent et d'une fille de Condé-sur-[61]Escaut. Le hasard l'amène avec sa mère à Paris, où elle assiste à une représentation de la Comédie française. Sa décision est prise et les pires brutalités n'arrivent pas à lui faire changer d'avis. De Hesse, acteur à la Comédie italienne, la fait débuter à son théâtre: elle n'a pas treize ans. On l'engage à Rouen pour quatre ans. Sa mère est préposée au bureau de location. Elle chante, elle danse, elle tient l'emploi des soubrettes. Elle cherche sa voie. De retour à Paris, la voici à l'Opéra où elle ne reste que quatre mois. Enfin, le Duc de Gesvres signe un ordre de début à la Comédie française: elle n'a pas vingt et un ans. Deux mois après, elle est reçue à demi-part. Et que lui fait-on jouer? Phèdre et Dorine de Tartufe. Quel souvenir reste-t-il de ces débuts en province et à Paris? Un ignoble pamphlet publié à Rouen par un soupirant éconduit: Histoire de Mademoiselle Cronel dite Frétillon et un Mémoire publié à Paris par les «opposans» à la réception de la demoiselle «Cléron».

Voici donc une jeune femme de vingt ans, n'ayant pour tout passé théâtral qu'une carrière de quatre ans en province, et dans laquelle elle tenait surtout l'emploi des soubrettes, qui débute au Théâtre français dans un rôle tragique qui n'est même pas de son âge, le rôle de Phèdre, et qui, du premier coup, se place au premier rang. D'autres débutantes ont pu se présenter précédées d'une réputation des plus recommandables. La sienne, hors du théâtre, est détestable. On a fait circuler sur son compte d'orduriers pamphlets, dont il faut nécessairement prendre et laisser, mais qui lui prêtent déjà une foule d'amants. A peine est-elle reçue à la Comédie [62] qu'on cite parmi les élus Grandval, son camarade, le beau «guerluchon» qui a grugé toutes les actrices de la Comédie, le Marquis de Bissy, le Président de Rieux, Monsieur de Senan un gentilhomme breton, le Marquis de Cortès, riche espagnol qu'elle garde six mois, le Comte polonais Bratocki, le Prince de Monaco, etc. Et cependant, pendant les absences du Prince, elle ne sort que pour aller à la messe, accompagnée de son père et de sa mère.

En septembre 1748, c'est Monsieur de Cindré qui lui a loué et meublé à Pantin une maison dans laquelle il la surprend en amoureuse conversation avec un jeune officier de dragons, Monsieur de Jaucourt. Il se retire sans être vu, et fait déménager le mobilier de la maison. Elle est criblée de dettes et saisie. Elle conquiert Marmontel, à qui elle ravit un rôle qu'il destinait à Mademoiselle Gaussin.

Elle est orgueilleuse et altière, ne pouvant souffrir aucun applaudissement qui ne lui soit destiné, et lorsque sa rivale, Mademoiselle Dumesnil, va la trouver par courtoisie pour la prier, au nom de ses camarades, de rester à la Comédie, qu'elle a témoigné l'intention de quitter, elle lui dira pour tout remerciement: «Ce que je ne comprendrai jamais, Mademoiselle, c'est que vous soyez applaudie plus que moi.»

Lekain, tragédien de génie, débute avec un plein succès. Immédiatement la Clairon organise une cabale contre lui, et, comme elle est toute-puissante, elle obtient sa radiation à la suite d'une lettre insolente qu'il lui avait écrite, retardant ainsi sa carrière de sept ans. A Marseille, elle fait la connaissance d'une dame, [63] Guys, une Grecque, femme d'un banquier. Cette dame lui fait présent d'un vêtement qui lui donne l'idée de réformer le costume, et parmi tant d'amants, elle s'attache tout particulièrement le comte de Valbelle, liaison qui lui coûtera cher, pendant les dix-sept ans qu'elle durera.

La princesse Galitzine, femme du ministre plénipotentiaire de Russie à la Cour de Vienne, s'éprend d'une si vive passion pour la tragédienne que Favart doit plus tard en être réduit à démentir tous les bruits fâcheux qui avaient couru à ce propos. Quant à la Clairon, elle a refusé toutes les offres de son admiratrice, sauf le portrait que lui fit Carle Vanloo dans le rôle de Médée, et une petite robe qu'elle porta pendant vingt ans.

Voltaire, très préoccupé de se faire jouer, lui écrit des lettres dans lesquelles il la cajole. Il l'attend aux Délices et l'engage à consulter son médecin Tronchin à Genève. De Valbelle et de Villepinte, ses deux thuriféraires, font frapper une médaille à l'effigie de leur idole. Ses succès au théâtre sont incontestables, mais si nous écoutons les Goncourt, ses biographes, assez friands de scandales, comme on sait, la liste de ses amants s'allonge toujours: trois fermiers généraux et, à leur suite, la noblesse, le Parlement, l'armée, sans oublier les riches étrangers de passage. C'est que les pamphlets contre la déesse du jour ne manquent pas et les Goncourt y cueillent tous les noms cités sans contrôle.

Au sein de la Comédie, la Clairon est devenue un brandon de discorde. Un événement inattendu devait [64] provoquer un scandale et amener son départ au moment le moins prévu. Dubois, un acteur assez obscur de la Comédie, avait eu recours aux offices d'un chirurgien nommé Benoit. Trouvant le mémoire trop enflé, Dubois prétendit avoir donné deux acomptes et deux feuillettes de vin, et ne plus rien devoir. Le chirurgien continuant à réclamer son dû, le comédien demanda à affirmer par serment qu'il ne devait plus rien. Le sieur Benoit riposta en disant que la profession de comédien empêchait de prêter serment. Les comédiens s'indignent de se voir ainsi traités, mais refusent, d'autre part, de jouer avec Dubois, qui tenait le rôle du Comte de Melun dans le Siège de Calais (15 avril 1765). Le Kain, Bellecour, Brizard, Molé apprenant que Dubois est maintenu quittent le théâtre. Mademoiselle Clairon les suit, le public privé de spectacle crie «Clairon à l'Hôpital!», et tous les récalcitrants sont envoyés au For-l'Evêque, cette Bastille des Comédiens. L'événement prend des proportions considérables et lorsqu'un exempt se rend chez Mademoiselle Clairon pour l'arrêter, c'est Madame de Sauvigny, femme de l'Intendant, qui fait asseoir sur ses genoux dans le carrosse «sa philosophe et son amie» pour la conduire elle-même au For-l'Evêque où on l'autorise cependant à donner des soupers. Au bout de cinq jours, on lui permet d'en sortir, mais pour garder les arrêts chez elle pendant trois semaines. En juin, elle demande un congé absolu, et Voltaire lui écrit de Genève: «S'il est vrai qu'une dame de vos amies vienne à Genève, je me flatte que vous l'engagiez à prendre à la campagne le même appartement que Monsieur de Valbelle a bien voulu [65] occuper.» Elle accourt, Tronchin lui conseille le repos, et Voltaire qui ne la connaissait que de réputation écrit: «J'ai vu la perfection en un genre pour la première fois de ma vie.» Le 23 avril 1766, le maréchal de Richelieu et le comte de Duras font signer au roi sa retraite définitive avec la pension d'usage pour les 23 années de services, pendant lesquelles elle avait créé 37 rôles. Tous les sociétaires, ses camarades, poussent un soupir de soulagement. Ne disait-elle pas elle-même: «Je me trouve quelquefois des mouvements de hauteur dont je ne suis pas la maîtresse.» Bientôt, pour satisfaire aux goûts du Comte de Valbelle, la voilà réduite à vendre son cabinet d'histoire naturelle et ses curiosités, tableaux et estampes. Elle en retire 90.000 livres. La banqueroute de l'abbé Terray a réduit de 4.000 livres ses rentes annuelles. Elle a cinquante ans.

A Paris, elle a fait connaissance d'Auguste, Christian, margrave d'Anspach, près de Baireuth. C'est un neveu du grand Frédéric, jeune homme de 37 ans, vif, ardent, marié en Allemagne à une femme toujours malade. Il n'est pas beau, le margrave, mais il est foncièrement bon et un peu crédule. Mademoiselle Clairon rêve de se créer auprès de lui une situation princière. Il l'appellera «bonne maman». «Paris ne m'offrait plus que des souvenirs douloureux» a-t-elle écrit. Elle aura à Anspach cinq laquais, un valet de chambre et un maître d'hôtel. Nous saurons par ses lettres à Larive, son élève préféré, quelle vie elle mène là-bas, remplissant les fonctions d'un ministre, mais en butte à une foule de tracasseries, et à l'hostilité de l'épouse légitime. Val-[66]belle, lui, resté en France, est mort en 1778. Elle lui avait écrit 1.500 lettres. En 1786, après des voyages temporaires à Paris, elle revient définitivement en France. Elle a loué une superbe maison à Issy. On la représente alors comme une femme petite de corps, mais toujours hautaine de manières et parlant avec emphase.

La Révolution approche et va lui supprimer ses rentes. Elle fait la connaissance -à 69 ans- d'Eric Magnus, baron de Staël Holstein, âgé de 37 ans, mari de la célèbre Madame de Staël. Elle croit avoir trouvé en lui l'idéal, et cette liaison serait toujours restée cachée sans la correspondance retrouvée par Monsieur le Comte d'Haussonville au Château de Coppet. Le baron de Staël est ambassadeur de Suède à Paris, mais il est rappelé en septembre 1792. La position de l'ex-tragédienne devient critique; elle vend sa maison d'Issy au baron contre deux termes égaux de 300 quintaux de blé et 5.000 livres de rente. En l'an IX, le baron a dépensé pour elle jusqu'à cette date, 49.000 livres, mais il ne peut plus faire face à ses engagements, et la Clairon en est réduite à faire saisir par huissier le mobilier de la maison. Le Baron mourut en voyage, à Poligny (Jura) en 1802, et bientôt, elle se décide à écrire à Chaptal:

«Citoyen Ministre, «Je cherche en vain depuis un mois un protecteur qui m'approche de vous, mais, s'il est vrai que l'humanité vous soit chère, c'est à vous seul que je dois [67] m'adresser. Agée de soixante-dix neuf ans, prête à manquer du nécessaire, célèbre autrefois par quelques talents, j'attends à votre porte que vous daigniez m'accorder un instant. CLAIRON

Et Chaptal écrivit en marge: «Bon pour deux mille francs, à payer de suite.» La Clairon mourut rue de Lille (No 73 actuel) le 29 février 1803, et ainsi s'éteignit cette femme que Diderot, Voltaire, Marmontel, d'Alembert, Collé, Fréron et tant d'autres avaient portée aux nues.

[Portrait: - «Costume d'Idamé Mademoiselle Clairon, dans l'Orpheline de la Chine», pl.33, p.68]

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