Antoinette du Ligier de la Garde/Fortunée Briquet
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DESHOULIÈRES, (Antoinette du Ligier de la Garde, Dame) naquit à Paris, vers l'an 1633 ou 1634. Ses parens ne négligèrent rien pour son éducation. Elle était fort jeune, lorsqu'elle apprit le latin, l'italien et l'espagnol. En 1651, elle épousa Guillaume de la Fonde-Bois-Guérin, seigneur Deshoulières, gentilhomme du Poitou, estimé du grand Condé, auquel il s'attacha. Forcé de suivre ce prince en Flandre, M.Deshoulières se trouva engagé au service des ennemis de l'état. Pendant ce tems, Madame Deshoulières se retira chez ses parens, où elle fit diversion à la poésie, en faveur de la philosophie: elle étudia particulièrement celle de Gassendi. Quelque tems après, elle se rendit à Bruxelles, où résidait une cour brillante et magnifique. Madame Deshoulières y fut admise, et sa beauté, ses grâces, son esprit lui attirèrent tous les regards. Plusieurs personnes du premier rang lui adressèrent leurs hommages; le prince de Condé lui-même vint déposer ses lauriers à ses pieds: elle ne fut jalouse que de l'estime d'un tel amant. Ayant sollicité le paiement des appointemens de son époux, elle se rendit suspecte à la cour de Madrid. On l'arrêta au mois de février 1657, et on la conduisit, comme prisonnière d'état, à deux lieues de Bruxelles, au château de Vilvorden: on parlait même de la faire périr. M. Deshoulières, après avoir vainement représenté l'injustice de ces procédés, et ses longs services qui demandaient quelques égards, se rendit secrètement avec quelques soldats affidés à Vilvorden, s'introduisit dans le fort sous le prétexte d'un ordre du prince de Condé, délivra son épouse, et retourna en France avec elle. Le roi offrait alors une amnistie: ils en profitèrent. Les divers emplois auxquels M.Deshoulières fut nommé successivement, ne purent remédier au désordre que sa sortie de France avait mis dans ses affaires. Les deux époux furent obligés de se séparer de biens, en 1658; mais l'union de leurs coeurs n'en fut point altérée. Madame Deshoulières fixa sa demeure à Paris, en 1674. Elle fut en liaison avec les personnages les plus distingués de son siècle, entr'autres, avec Conrard, Pelisson, Benserade, Charpentier, Perrault, les deux Corneilles, Fléchier, Mascaron, Quinault, Ménage, la Monnoye, le comte de Bussy, les maréchaux de Vivonne et de Vauban, les ducs de la Rochefoucault, de Montausier, de Nevers, et de Saint-Aignan. Elle fut intime amie des demoiselles de la Charce. Plusieurs poètes la célébrèrent dans leurs vers; on la surnomma la dixième Muse, la Calliope française. On mit le quatrain suivant au bas de son portrait, peint par Sophie Chéron, et gravé par Van Schupen:
Si Corinne en beauté fut célèbre autrefois;
Si des vers de Pindare elle effaça la gloire,
Quel rang doivent tenir au temple de mémoire,
Les vers que tu vas lire, et les traits que tu vois?
Titon du Tillet l'a placée dans son Parnasse; Voltaire lui a accordé le même honneur dans son Temple du Goût; et ailleurs il a écrit: «De toutes les Dames françaises qui ont cultivé la poésie, Madame Deshoulières est celle qui a le plus réussi, puisque c'est celle dont on a retenu le plus de vers». L'Académie des Ricovrati de Padoue, en 1684, et l'Académie d'Arles, en 1689, se firent une gloire de se l'associer. L'Académie française lisait souvent, dans ses séances publiques, les ouvrages de Madame Deshoulières. Louis XIV la gratifia, en 1688, d'une pension de 2000 livres. Accoutumée, dès sa jeunesse, à regarder Corneille comme inimitable, elle se déclara contre Racine: elle fit même un sonnet contre la Phèdre de l'Euripide français. Cette conduite rappelle le jugement que Boileau porta de Rhadamiste, et prouve que les personnes de mérite ne sont pas dispensées de payer leur tribut à l'humanité.
Son goût pour la poésie, et son amour pour les lettres, ne l'empêchèrent de remplir ni les soins de la plus tendre des mères, ni les devoirs d'une épouse fidèle, ni ceux d'une amie zélée et sensible. Son courage éclata dans une maladie longue et cruelle qui termina ses jours. C'est au milieu de ses souffrances, qu'elle composa ses meilleurs ouvrages. En 1682, elle fut attaquée d'un cancer au sein: elle en mourut, à Paris, le 17 février 1694.
Madame Deshoulières s'exerça dans le genre dramatique; mais peu satisfaite de son travail, elle se dégoûta du théâtre, et revint à la poésie légère. Ses amis l'engagèrent à faire imprimer ses ouvrages; et, cédant à leurs instances, elle fit paraître, en 1688, le premier volume de ses oeuvres. Sept ans après (1695) sa fille publia un second volume, que Madame Deshoulières se proposait elle-même de donner au public, quand la mort l'enleva à la société. Ses productions furent réimprimées; Paris, Villette, 1707, 2 vol. in-12; 1724, 2 vol. in 8; Paris, Villette, 1732, 2 vol. in-8.; 1747, 2 vol. in-12; Paris, 1764, 2 vol. in-12; Paris, an 8, 2 vol. in-8; Paris, le Marchand, an 10, 3 vol. in-18. L'édition de l'an 8 est enrichie du portrait de Madame Deshoulières, gravé par Alexandre Tardieu. On trouve dans ce recueil des Idylles, les meilleures que nous ayions dans notre langue; des Réflexions morales qui ont beaucoup de mérite et pour le fond et pour le style; des Poésies légères, entr'autres: des Madrigaux, des Chansons, des Ballades, des Épîtres, et des Rondeaux, qui annoncent beaucoup d'esprit et de délicatesse; des Eglogues, qui en général sont inférieures à ses Idylles; des Odes, plus faibles que ses Eglogues; Genséric, roi des Vandales, tragédie, jouée sur le théâtre de l'hôtel de Bourgogne, le 20 janvier 1680. Cette pièce eut peu de réussite, et elle ne méritait pas d'en avoir. Il est à regretter, pour la gloire de Madame Deshoulières, que toutes ses poésies aient été imprimées.
Plusieurs auteurs ont répété, d'après Fréron, que Madame Deshoulières avait pris dans les Promenades de Messire Antoine Coutel, son idylle intitulée: les Moutons; qu'elle ne fit qu'y changer quelques mots, quelques tours surannés, et qu'elle la mit en vers libres, tandis que dans Coutel elle est en grands vers rangés par quatrains. La Harpe met cette idylle dans la Couronne poëtique et pastorale de Madame Deshoulières, et il ne parle point de Coutel. Il parut en 1752, une lettre adressée à Fréron, dans laquelle on parle ainsi de ce prétendu larcin littéraire: «L'idylle de Messire Coutel a été faite, dites-vous, en 1640, et celle de Madame Deshoulières en 1674. Voilà des faits que vous établissez, il s'agit de les constater. Prétendriez-vous prouver la vérité du premier, par la date de l'impression des Promenades de votre Messire Coutel? Il n'y aurait rien de plus faible que votre preuve, puisque cette date elle-même n'est pas vérifiée, et qu'il n'y a rien dans votre livre qui puisse la notifier; le nom du libraire ne s'y trouve point: ce livre a été donné au public sans permission; l'idylle des Moutons n'y est pas placée à son rang: elle est déshonorée par le voisinage de plusieurs pièces en vers latins, qui me font croire, tant ils sont mauvais, que votre Messire Coutel n'a jamais été l'auteur du morceau dont il est question; tout concourt à me le faire penser; la conformité parfaite du ton de cette idylle avec celui des poésies de Madame Deshoulières; la variété des dates de votre livre; celui que vous avez vu étant de 1640, et celui que j'ai trouvé de 1649. Et n'allez pas dire, que cette diversité de dates peut provenir de la multiplicité des éditions de ce livre: s'il avait été imprimé plusieurs fois, il ne serait pas rare au point de ne pouvoir le trouver dans la bibliothèque du roi, dans les autres qui sont publiques, ni chez les libraires. Mon sentiment est donc que cette pièce peut avoir été insérée furtivement dans les Promenades de Messire Coutel, par les ennemis de Madame Deshoulières, qui voulaient anéantir les éloges que l'on donnait aux ouvrages de cette illustre Muse; ennemis qu'elle s'était attirés, en rendant, au préjudice de Racine, toute la justice qui était due au mérite du grand et incomparable Corneille. J'ignore si Madame Deshoulières composa en 1674 l'idylle des Moutons; j'ai cherché inutilement à m'en éclaircir; quoique les libraires la fixent à ce tems, elle pourrait avoir été composée bien avant. Enfin, n'a-t-on pas attribué aux Saint-Réal, aux Saint-Evremond, aux Chaulieu, aux Pavillon, aux Vergier, aux Despréaux, aux LaFontaine, aux Rousseau, aux La Fare, aux Grécourt et aux Voltaire, quantité de pièces qui n'étaient nullement de ces auteurs? Ne soyons donc point surpris de voir que l'on ait prêté à Messire Coutel, l'idylle des Moutons, dont, avec grande confiance, je laisse toujours la possession à Madame Deshoulières. Le moyen que jusques à ce jour on n'eût pas découvert ce plagiat! Cela aurait été possible; si Madame Deshoulières avait enveloppé ses ouvrages des voiles de l'obscurité et du silence; mais le monde lettré sait que toutes les poésies de cette Dame ont été applaudies en pleine académie...».
Quant à ceux qui soutiennent encore que Madame Deshoulières s'est servie d'une pièce qui appartenait à Coutel, il faut leur rappeler qu'elle a suivi l'exemple donné par Molière, trois ans auparavant. Il avait transporté dans les Fourberies de Scapin, deux scènes plaisantes du Pédant joué, de son ami Cyrano de Bergerac. Cette comédie fournit, six ans auparavant (1665), au même auteur le dénouement de l'Amour médecin. Je prends mon bien où je le trouve, disait Molière; et il appelait son bien tout ce qui appartenait à la bonne comédie. Madame Deshoulières ne pouvait-elle pas en dire autant à l'égard de l'idylle? D'ailleurs peut-on reprocher au génie d'avoir changé le cuivre en or? Marmontel a écrit (Elém. de Littér.): «Si celui qui a eu quelque pensée heureuse et nouvelle, n'a pas su la rendre, ou l'a laissée ensevelie dans un ouvrage obscur et méprisé; c'est un bien perdu, enfoui... Celui qui sait la mettre en oeuvre, ne fait tort à personne: l'inventeur mal-adroit n'était pas digne de l'avoir trouvée... Quiconque met dans son vrai jour, soit par l'expression, soit par l'à-propos, une pensée qui n'est pas à lui, mais qui sans lui serait perdue, se la rend propre en lui donnant un nouvel être; car l'oubli ressemble au néant... Les auteurs doivent subir la peine de leur mal-adresse et de leur incapacité, quand ils n'ont pas su tirer avantage de la rencontre heureuse d'un beau sujet ou d'une belle pensée. Ce sont eux qui l'ont dérobée à celui qui aurait dû l'avoir, puisque c'est lui qui sait la rendre; et je suis bien sûr que le public, qui n'aime qu'à jouir, pensera comme moi. Pourquoi donc les pédans, les demi-beaux-esprits et les malins critiques sont-ils plus scrupuleux et plus sévères? Le voici: les pédans ont la vanité de faire montre d'érudition, en découvrant un larcin littéraire; les petits esprits, en reprochant ce larcin, ont le plaisir de croire humilier les grands; et les critiques dont je parle, suivent le malheureux instinct que leur a donné la nature, celui de verser leur venin». Cette citation n'a pas été faite pour autoriser les plagiaires; mais seulement pour démontrer qu'il n'appartient qu'aux génies du premier ordre de tirer des perles du fumier d'Ennius: Madame Deshoulières, dans son genre, était un de ces génies.