Anne de Caumont/Hilarion de Coste

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[I,90] ANNE DE CAUMONT COMTESSE DE SAINT PAUL, et Duchesse de Fronsac. CETTE vertueuse et devote Princesse Anne de Caumont, Comtesse Douairiere de Saint Paul, et Duchesse de Fronsac, de laquelle le nom et la memoire seront à jamais en benediction parmy les gens de bien, nâquit le 19. jour de Juin de l'an 1574. vingt-un jours aprés le decés du Roy Charles IX. à Castelnau en Agenois, l'une des terres de la Maison de Caumont.

Ses pere et mere estoient Geofroy de Caumont et Marguerite de Lustrac, qui faisoient tous deux profession de la Religion pretendue Reformée. Geofroy son pere estoit l'aisné et le chef du nom et des armes de l'illustre Maison de Caumont en Agenois, Seigneur de plusieurs grandes Terres et Seigneuries en ce païs-là, il mourut l'an 1574. au mois de Mars en sa terre de Castelnau. Marguerite de Lustrac estoit seule heritiere de la Maison de Lustrac, principale en noblesse et en richesse entre toutes celles du Dioceze de Sarlat en Perigord, où les Seigneurs de cette Maison-là sont renommez pour leur valeur, et pour avoir fait plusieurs notables fondations aux Eglises et aux Hospitaux, et aussi dans le Dioceze et Evéché de Perigueux. Cette tres-riche et belle Dame Marguerite de Lustrac (de laquelle la beauté et bonne grace est louée par Joachim de Bellay, et la douceur par François de Billon) avoit esté mariée en premieres noces avec Jaques d'Albon Marquis de Fronsac, Seigneur de Saint André, Doches, Saint Germain, Valery, Mareschal de France, Maistre de la Garderobe, et premier Gentil-homme de la Chambre, et Gouverneur de Lyonnois, Forests, Auvergne, Bourbonnois, Beaujolois, [91] Dombes, la haute et basse Marche, et Combrailles; assez connu par tous ceux qui ont leu les Escrivains de nostre Histoire, qui fut tué à la bataille de Dreux l'an 1562. De ce mariage, il ne resta à Marguerite de Lustrac, qu'une seule fille Caterine d'Albon, qui fut destinée femme à Henry de Bourbon Prince de Condé, pere de Monseigneur le Prince qui vit aujourd'huy. Cette Demoiselle qui avoit esté livrée à Louis de Bourbon grand pere de Monsieur le Prince, mourut à la Rochelle peu de jours avant la journée, prise et arrestée pour celebrer ses noces avec Henry de Bourbon Marquis de Conty, fils aisné de Louis Prince de Condé. Caterine d'Albon estoit fort belle de corps, et avoit encore l'ame plus belle: car elle estoit fort sage, pieuse et Catholique. Jamais sa mere qui quitta la vraye et ancienne Religion pour professer le Calvinisme aprés le la [sic] mort du Mareschal de saint André, son premier mary, grand ennemy des nouveaux Sectaires, ne luy pût faire embrasser la Religion Huguenote ny par douceur, ny par rigueur. Elle mourut d'affliction, et de tristesse pour la crainte qu'elle eut que l'on luy fist quitter la Religion Catholique, estant pour ce sujet là, continuellement obsedée par des Ministres.

Par la mort de Caterine d'Albon, Marguerite de Lustrac sa mere devint heritiere d'une grande partie des biens et meubles fort precieux du Mareschal de saint André, et acquit des heritiers de ce Seigneur (tant chery et honoré du Roy Henry II. son bon Maistre) la moitié de la Terre de Fronsac, qui leur estoit écheue, l'unissant avec l'autre moitié qui luy appartenoit, comme un acquest fait durant son premier mariage, et partant devint Marquise de Fronsac.

Le Prince de Condé, Louis de Bourbon, estant veuf de Leonor de Roye sa premiere femme, fut en traité de mariage avec la Mareschale de saint André, Marguerite de Lustrac, dont ce Prince fut quelque temps passionnément [92] amoureux, aprés avoir quitté l'affection qu'il avoit pour une Demoiselle de fort bonne maison, qui estoit l'une des filles suivantes de la Reyne Caterine de Medicis, (comme remarque le President de Thou au Livre 15. de son Histoire) et il y eut des articles dressez et signez entre-eux, par l'un desquels elle donnoit (et de fait livra) de fort riches tapisseries, et la Terre de Valery.

Monsieur le Prince s'estant marié, au prejudice de ce qu'il avoit promis à Marguerite de Lustrac, avec Françoise d'Orleans fille posthume de François d'Orleans Marquis de Rotelin et de Jaqueline de Rohan, et soeur de Leonor d'Orleans Duc de Longueville, la Mareschale de saint André fut recherchée par Monsieur de Caumont, qui enfin l'épousa l'an 1572.

De ce mariage, qui ne dura pas deux ans, provinrent deux enfans, Jean de Caumont, et Anne de Caumont fille posthume, née trois mois aprés le decés de son pere. Jean de Caumont ne survéquit à son pere Geofroy Seigneur de Caumont, que cinq ans et quatre mois: car il mourut au Chasteau de Caumont le 5. de Juillet de l'an 1577. Par le decés de ce jeune Seigneur, de cette genereuse et illustre Maison, Anne de Caumont sa soeur fut heritiere de tous les grands biens de la Maison de Caumont, qui luy estoient écheus, et considerée comme presomptive heritiere de Marguerite de Lustrac sa mere, si grande et si riche Dame, et pour les biens de la Maison de Lustrac, et pour ceux qui luy estoient écheus par la mort de Caterine d'Albon sa fille, comme il a esté dit cy-dessus: en sorte qu'Anne de Caumont fut l'ambitieuse pretention de plusieurs Princes et grands Seigneurs qui la demanderent à Madame sa mere, quoy qu'elle ne fist alors que commencer la VI. année de son âge. La Douairiere de Caumont Marguerite de Lustrac sa mere, ne voulut point entendre à un d'entre tant de divers Princes dont on luy parloit, se souvenant du peu de foy et d'estime que luy avoit témoigné le pere de ce Prince; elle remit les autres (aprés les avoir tres-humblement remerciez de l'honneur qu'ils luy faisoient à elle et à sa fille) jusques à ce que sa fille fust plus avancée en aage. D'entre les Sei-[93]gneurs dont il se parla deslors, le Vicomte de Turene Henry de la Tour, (qui depuis a esté Duc de Bouillon et Mareschal de France) le Prince de Carency aisné de la branche d'Escars la Vauguion, et le fils de Monsieur de Biron estoient des plus illustres et les plus considerables.

Marguerite de Lustrac mere d'Anne de Caumont, ne persista pas long-temps en la resolution qu'elle avoit prise de surseoir à deliberer, lequel d'entre ceux qui recherchoient sa fille elle choisiroit: car ou vaincue par les artifices de Jean d'Escars Vicomte de la Vauguion, qui estoit tuteur de sa fille unique, ou comme elle disoit, desirant que les grands biens de son enfant, voire les siens aprés sa mort, demeurassent à quelqu'un des parens de Geofroy Seigneur de Caumont son second mary (duquel elle honora singulierement la memoire tant qu'elle véquit) elle prit la resolution de prendre pour gendre le Prince de Carency Charles d'Escars, ainsi le nomme Monsieur de Thou en son Histoire, les sieurs de Sainte Marthe l'appellent Claude, fils unique du susnommé Jean d'Escars Seigneur de la Vauguion, et d'Anne de Clermont sa femme, d'autant qu'il estoit proche parent du feu Seigneur de Caumont son mary, et allié à la Royale Maison de Bourbon: car Jean Seigneur ou Vicomte de la Vauguion, pere de Charles ou Claude d'Escars Prince de Carency, estoit fils de François d'Escars Seigneur de la Vauguion Mareschal et Seneschal de Bourbonnois, et d'Isabelle de Bourbon Princesse de Carency, Dame de Busquoy et Aubigny, fille de Charles de Bourbon Seigneur de Carency et de Busquoy, et de Caterine d'Alegre son épouse.

Il y avoit une difficulté qui n'estoit pas petite à surmonter, Jean Vicomte de la Vauguion estoit le tuteur d'Anne de Caumont fille unique de Marguerite de Lustrac, et partant on ne pouvoit pas marier son fils avec la pupille de son pere. Pour lever cet obstacle, avec une procuration de Madame de Caumont pour requerir au Roy Henry III. qu'elle peust marier sa fille avec le Prince de Carency, le Seigneur de la Vauguion son pere obtint des Lettres du grand seau portant permission et dispense pour ce faire. En suite la [94] Dame de Caumont et le Vicomte de la Vauguion passent un contract de mariage entre le Prince de Carency et Demoiselle Anne de Caumont leurs enfans, par lequel entre autres choses Madame de Caumont sa mere la reconnoist pour sa seule et principale heritiere, et promet dés qu'Anne de Caumont sa fille aura l'âge de douze ans de parachever ce mariage.

Peu de temps aprés, Monsieur de la Vauguion creut qu'Armand de Gontaud Seigneur de Biron, Mareschal de France et Lieutenant general en Guyenne, qui depuis fut tué à Espernay durant les guerres de la Ligue, negotioit avec la Douairiere de Caumont pour rompre le contract de mariage qu'elle avoit passé avec luy, pour donner sa fille à Charles de Gontaud Baron de Biron, qui depuis a esté Admiral, Mareschal, Duc et Pair de France, et Gouverneur de Bourgongne, si renommé, et pour ses exploits militaires, et pour sa fin desastreuse.

Quoy qu'il en fut (car Madame de Caumont nioit absolument d'avoir eu encore cette pensée) le Seigneur de la Vauguion feignant de venir visiter la Dame de Caumont et sa belle fille pretendue, se saisit de la maison où elles estoient, et accompagné de beaucoup de Gentils-hommes ses parens et amis, enleva la mere et la fille, et les amena à la Vauguion, où il les faisoit soigneusement garder. La Dame de Caumont peu de temps aprés obtint de ce Seigneur, de l'ancienne et noble Maison des Comtes d'Escars, de pouvoir aller en ses maisons en Agenois, et avant que partir ils firent fiancer leurs enfans.

Marguerite de Lustrac Dame de Caumont ne fut pas si tost en liberté, qu'elle prit la resolution de retirer sa fille des mains de Monsieur de la Vauguion, et aidée du Mareschal de Biron fit plusieurs entreprises à cette fin, dont pas une ne reussit, et ne servit à autre chose qu'à rendre ennemies ces deux puissantes Maisons, et enfin, quoy que sous un autre pretexte, estre cause du duel qui arriva cinq ans aprés entre les Seigneurs de Carency et de Biron, auquel prés de Vanves et d'Issy furent tuez sur la place le Prince de Carency, Charles Seigneur d'Estissac l'unique heritier d'une si an-[95]cienne et noble Maison, et le sieur de la Batie par Charles de Gontaud de Biron et ses seconds, Bertrand de Pierre Buffiere sieur de Jenissac et Monpesat Laugnac, comme l'on peut voir au livre 85. de l'Histoire du President de Thou, et plus amplement chez Daudiguier en son livre des Duels, et plusieurs autres Ecrivains qui en ont remarqué toutes les particularitez dans leurs Oeuvres, ausquels les curieux pourront avoir recours: car il n'est pas seant à un Prestre et Religieux de s'amuser à décrire ces detestables et damnables combats saintement condamnez par les Canons de l'Eglise, et justement par les Edits de nos Rois.

Monsieur de la Vauguion pour sa plus grande seureté, dés qu'Anne de Caumont eut atteint la huitiéme année de son âge, la fit épouser au Prince de Carency son fils, et veillant soigneusement sur son thresor, faisoit garder sa belle fille dans le chasteau de la Vauguion bonne et forte maison, et ne sembla jamais penser à la faire instruire en la Religion Catholique, soit qu'il reservast cela à quelque autre temps plus opportun, ou qu'il ne s'en souciast pas, tant y a que les mesmes femmes que sa mere luy avoit données, qui toutes estoient de la Religion pretendue Reformée, furent tousjours avec Madame de Carency (car c'est ainsi qu'on la faisoit nommer) tant qu'elle fut à la Vauguion.

Aprés la mort du Prince de Carency, tué en duel l'an 1586. par le Baron de Biron (1), comme j'ay rapporté cy-dessus, Charles de Lorraine Duc de Mayenne, (qui estoit General de l'armée que le Roy Henry III. avoit envoyée en Guyenne contre les Huguenots) et Marguerite de Lustrac Dame de Caumont, convinrent par des entremetteurs par eux nommez du mariage d'Henry de Lorraine Comte d'Aiguillon fils aisné de Charles Duc de Mayenne, et d'Anne de Caumont fille unique et heritiere de la Dame Douairiere de Caumont, laquelle lors de la mort du Seigneur de Carency son premier mary n'avoit qu'onze ans huit ou neuf mois. Pour faire reussir ce dessein le Duc de Mayenne fit enlever Anne de Caumont du chasteau de la Vauguion, avec le consentement et à la priere de la Dame de Caumont (quoy que ses ennemis ayent publié lors le contraire, [96] et dit qu'il n'avoit fait le voyage de Guyenne que pour enlever cette riche heritiere, comme rapporte fidelement le President de Thou) et la mit auprés de la Duchesse de Mayenne Henriette de Savoye sa femme, avec les mesmes Demoiselles qu'elle avoit à la Vauguion, et voulut que jusques à tant que le Comte d'Aiguillon l'eust épousée, qu'on l'appellast la Marquise de Fronsac.

Au retour du Duc et de la Duchesse de Mayenne du païs de Guyenne, ils revinrent à la Cour, menans avec eux la petite Marquise de Fronsac leur belle fille, ainsi l'appelloient-ils, de là ils furent en Champagne, et puis en Bourgongne Gouvernement de ce Duc, alors il fit dire à sa belle fille qu'il vouloit qu'elle fist profession de la Religion Catholique, Apostolique et Romaine, et qu'elle allast à la Messe. Et afin qu'on ne luy donnast point de contraires impressions, il luy fit oster sa Gouvernante, et ses Demoiselles et filles de Chambre qui n'estoient pas Catholiques. Quoy que la Marquise de Fronsac fust enfant, elle eut beaucoup d'ennuy d'estre privée de sa Gouvernante et de ses autres domestiques qu'on éloigna d'auprés d'elle; et si bien elle alloit à la Messe et aux Sermons avec la Duchesse de Mayenne et sa fille aisnée Caterine de Lorraine depuis Duchesse de Nevers, voire qu'un Pere Jesuite luy eust donné instruction de la foy Catholique, elle disoit depuis franchement, qu'en son interieur elle n'avoit point changé de croyance, jusques à ce qu'on la voulut faire communier; alors ayant esté entretenue par un Prestre sçavant et pieux, de la grandeur du mystere de la sainte Eucharistie, et avec quelle amour et reverence les Chrestiens devoient recevoir cet auguste sacrement, elle pria qu'on luy baillast une Bible à lire, et que dans le Nouveau Testament on luy marquast les passages où il estoit parlé de ce haut et divin mystere. La misericorde de Dieu fut si grande sur elle, que lisant et relisant ces textes, et aprés en conferant avec un devot Prestre, le saint Esprit fit un si notable changement en son coeur, qu'elle devint Catholique, et plusieurs fois, comme elle l'a raconté à ses plus familiers, elle en pleuroit de tendresse, et sortoit comme hors d'elle mesme, luy estant [97] avis qu'elle ne remercioit pas assez cordialement la bonté Divine pour un si grand benefice, comme estoit celuy de l'avoir aggregée à sa sainte Eglise.

Sa veritable conversion fut à Pasques l'an 1587. depuis elle eut tousjours une fort particuliere devotion au saint Sacrement de l'Autel, et communioit souvent, recevant le saint Sacrement tous les Dimanches et toutes les Festes que l'Eglise ordonne estre chomées, si ce n'est que par fois en celles de Pasques et de Pentecoste elle ne communioit pas tous les jours: outre cela elle recevoit la sainte Eucharistie tous les jours ausquels l'Eglise fait memoire des graces et des mysteres arrivez à la tres-sainte Mere de Dieu, tous les jours des Festes des saints Docteurs de l'Eglise, des Fondateurs et des Fondatrices des Ordres de Religieux et de Religieuses, et nommément à toutes les devotions des PP. Jesuites, de saint François, de saint Dominique, et des Carmelites, les jours de sainte Monique, de sainte Claire, de sainte Agnés, le premier jour de Caresme, le jour de sa naissance, et de celle du Duc de Fronsac son fils, et le jour du trépas d'iceluy, et du Comte de Saint Paul son mary, tous les premiers Jeudis du mois, le jour du decés de ses amis, pour lesquels elle communioit une fois, et au trépas des Religieuses de saint Thomas, pour lesquelles elle faisoit celebrer la sainte Messe, et bien souvent trois fois pour ceux qui luy avoient esté plus familiers; mesme elle assistoit à leurs services et enterremens: je luy ay veu rendre ces devoirs à quelques-uns de nos Religieux, entre autres au P. Robert Regnault, decedé le 18. Janvier de l'an 1642. Jamais pas un de ses domestiques ne deceda, quelque petit et vil qu'il fust, qu'elle ne luy rendist ce charitable office.

Chacun sçait les malheurs qui arriverent en France és années 1588. et 1589. durant les guerres de la Ligue, où le Duc et la Duchesse de Mayenne se virent élevez en tant de grandeur, et conceurent de si hautes esperances, qu'ils penserent à une alliance plus illustre et relevée pour le Comte d'Aiguillon leur fils aisné, que celle de la Marquise de Fronsac; et cela fut si vray que la Du-[98]chesse de Mayenne luy fit proposer le mariage d'Emanuel des Prez, dit de Savoye, Marquis de Villars, fils aisné du premier lit de cette Duchesse. De quoy la Marquise de Fronsac estonnée, et faschée de cette nouvelle proposition en devint malade d'ennuy, et demeura en langueur plus de deux ans, durant lesquels elle ne manqua pas de faire avertir la Dame de Caumont sa mere de ce changement, la priant et conjurant par ses lettres de la rappeller auprés d'elle. Cela estoit malaisé à faire pendant l'horrible embrazement et confusion des guerres civiles: neantmoins elle receut des lettres de sa mere, qui luy donnoit esperance qu'elle seroit retirée bien tost des mains où elle estoit.

Les affaires de ceux de la Ligue estant en un estat deplorable és années 1593. et 1594. la Marquise de Fronsac pria de vive voix et par lettres le Duc de Mayenne de la renvoyer à Madame sa mere, à quoy ce Prince Lorrain ne voulut jamais entendre, luy donnant et faisant donner diverses esperances, que le pourparler et arresté fait entre ledit Seigneur Duc et Madame de Caumont sa mere s'executeroit, et qu'elle se donnast patience. La Marquise qui jugeoit que ce n'estoit que de vaines paroles pour l'amuser, pressoit tousjours plus instamment Madame de Caumont sa mere de la retirer prés d'elle: ladite Dame estant venue à la Cour du Roy Henry IV. qui estoit lors à Mante, et ce fut vers la fin de l'an 1593. Henry d'Orleans I. du nom Duc de Longueville fit proposer à la Dame de Caumont le mariage de François d'Orleans Comte de Saint Paul son frere avec la Marquise de Fronsac sa fille; aprés quelques conferences sur ce sujet ils en demeurerent d'accord.

Et sur ce que le Duc de Mayenne (quelque instante priere que luy fit la Marquise de Fronsac de la renvoyer à sa mere) ne répondoit qu'ambiguement et avec des remises, la Marquise trouva bonne la proposition que Madame de Caumont sa mere luy fit faire de sortir de Soissons travestie en pauvre Demoiselle, et que dés aussi tost qu'elle seroit hors du fauxbourg elle trouveroit une troupe de trois cens chevaux, à la teste desquels seroit le Comte de Saint Paul, qui la meneroit chez une grande Dame assez proche [99] de Soissons, où on la lairroit jusques à ce que la Dame de Caumont en compagnie du Duc de Longueville et du Comte de Saint Paul son frere, et de mes Demoiselles leurs soeurs la vinst prendre pour la mener à Paris, où les noces se feroient.

Le jour et l'heure ayant esté arrestez, à l'ouverture de la porte de la ville de Soissons la Marquise de Fronsac sortit suivie d'une Demoiselle, et l'une et l'autre vestues fort simplement: et la Marquise ayant commandé à deux de ses domestiques de sortir à méme temps qu'elle par une autre porte de la ville, afin de se rencontrer en un lieu arresté entre elle et eux au fauxbourg; comme elle attendoit ses deux domestiques, il arriva qu'un de ceux qui estoit envoyé pour y recevoir la Marquise, et qu'on avoit débandé de la troupe pour retourner à toute bride avertir ceux qui estoient là pour l'enlever, fit une action sans pourtant parler, qu'elle interpreta à contre sens, et creut que quelque empéchement estoit survenu. De sorte que la Marquise de Fronsac s'en retourna tout court dans la ville: mais l'un de ses domestiques l'estant venu trouver en une Eglise dans la ville, et luy ayant asseuré que tout estoit prest, et en tel estat qu'elle pouvoit desirer, elle sortit derechef: mais quelqu'un qui par fortune s'estoit rencontré à l'ouverture de la porte de Soissons lors qu'elle estoit sortie la premiere fois, la voyant resortir alarma le corps de garde, leur disant que c'estoit quelque personne déguisée, qui avoit quelque entreprise sur la ville: on suit donc la Marquise et sa Demoiselle et on les fait demasquer environ le milieu du fauxbourg, là les soldats l'ayant reconnue la ramenerent à la Duchesse de Mayenne; cela arriva lors que du siege de Laon: on fit encores environ deux mois aprés une autre entreprise, mais la Duchesse Douairiere de Montpensier soeur du Duc de Mayenne en ayant donné avertissement à Soissons, on ne put pas l'executer.

En ce temps-là le Duc de Mayenne qui aimoit cherement et prisoit beaucoup la vertu et le merite de la Marquise de Fronsac, employa toute sorte de caresses, pour la divertir de la resolution qu'elle avoit faite de retourner [100] avec la Dame de Caumont sa mere, mais ne l'en pouvant pas détourner, pource que la Marquise luy disoit très franchement que c'estoit un dessein dont elle ne se départiroit jamais, et la Marquise ayant avec tout le respect dont elle se pût aviser, aussi refusé le Duc de Mayenne de luy accorder encore un an qu'il luy avoit demandé par une lettre qui luy fut rendue par un Gentil-homme expressément envoyé pour cela; ce Prince Lorrain par une depesche qu'il fit à la Duchesse de Mayenne sa femme, luy commanda de dresser un equipage de littiere, de carrosse et autre train convenable à la Marquise de Fronsac, et la faire accompagner de quelques Dames et de Gentils-hommes qualifiez qui la suivissent et accompagnassent jusques à ce qu'ils l'eussent remise és mains de la Dame de Caumont sa mere; ce qui fut enfin executé.

Peu de jours aprés l'arrivée d'Anne de Caumont Marquise de Fronsac à Paris, où lors estoit la Cour, elle fut fiancée à ce Prince de la Maison d'Orleans-Longueville nommé François, Comte de Saint Paul, (et le jour arresté auquel ils se devoient marier) Dieu, qui a tousjours meslé beaucoup d'amertume avec les contentemens qu'a eu cette vertueuse Dame, détrempa cette allegresse avec une chose bien fascheuse. La Dame de Caumont sa mere fut si mécontente d'une obmission de devoir auquel le Comte de Saint Paul avoit manqué envers elle, qu'elle vouloit la veille des noces qu'on les differast, avec dessein formel de les rompre. Anne de Caumont sa fille luy remonstra que par son exprés commandement elle avoit donné sa foy et son affection à Monsieur le Comte de Saint Paul, que Madame la Douairiere de Longueville Princesse de la Maison de Bourbon, le Duc de Longueville, mes Demoiselles ses soeurs estant venues à Paris pour assister au mariage du Comte de Saint Paul et d'elle, elle la supplioit tres-humblement qu'avec ses bonnes graces et sa permission elle accomplist ce qu'en presence du Roy et par son ordre et sa volonté elle avoit promis; et de fait ils furent épousez au jour prefix et arresté au mois de Fevrier de l'an 1595. avec la commune satisfaction des mariez et de leurs parens.

[101] La serenité de cette joye fut bien tost troublée par l'accident funeste de la blessure mortelle du Duc de Longueville Henry I. qui arriva à Dourlens au commencement du mois d'Avril de cette mesme année 1595. Madame la Comtesse de Saint Paul (ainsi l'appellerons-nous au reste de cette Vie) sentit cette perte tres-amerement, pour la grande amitié et estime que ce Prince luy avoit témoignée.

François d'Orleans Comte de Saint Paul fut pourveu par la mort du Duc de Longueville son frere du Gouvernement de Picardie, et peu aprés son installation en cette charge il traita avec le frere de Gomeron, qui le receut dans le chasteau de Han, et en suitte il prit la ville, où il y avoit une forte garnison Espagnole, laquelle aprés un long et obstiné combat fut forcée. Ce bon evenement fut suivy d'un grand desastre. Le Comte de Saint Paul, le Mareschal de Bouillon et l'Admiral de Villars allerent pour rafraischir d'hommes et de munitions la ville de Dourlens, assiegée par Pierre Henriquez de Azebedo Comte de Fuentes: les François y furent battus, et le Comte de Saint Paul faillit à y estre fait prisonnier, son cheval estant tombé comme il estoit dans la meslée, et demeuré sans haleine. La Comtesse de Saint Paul ayant sceu cette défaite, en eut un tres-grand ennuy, craignant que Monsieur son mary duquel elle n'avoit point de nouvelles y eust esté tué, ou qu'il fust prisonnier; il évita ce peril, d'autant que Harzilemont son Escuyer dans le fort de la meslée descendit de cheval, et le bailla à son Maistre, qui par ce moyen se démesla des ennemis, et son Escuyer demeura prisonnier.

Le Comte de Saint Paul perdit en cette journée-là, funeste par la mort d'André de Brancas Marquis de Villars et Admiral de France, de l'élite de la Noblesse de Picardie et de Normandie, et de beaucoup de Seigneurs et de Gentilshommes qu'il aimoit cherement, dont il eut tant de regret qu'il en devint malade, et fut long-temps à languir, dont la Comtesse de Saint Paul eut beaucoup d'ennuy et d'apprehension: car outre ce que je viens de dire, dés aussi tost que le Com-[102]te de Saint Paul put monter à cheval il retourna joindre l'armée du Roy, dont Ludovic de Gonzague Duc de Nevers estoit General, et avec les troupes qu'il pouvoit rallier des garnisons de son Gouvernement, il faisoit diverses entreprises et ravages au païs d'Artois. Peu aprés les Espagnols ayans pris Calais et Ardres, places du Gouvernement de Picardie, outre les perils de la guerre ausquels par là son mary estoit exposé, il leur convenoit faire une dépense excessive et par dessus leurs moyens.

Si les miseres et les desordres de la guerre avoient meslé beaucoup d'amertume parmy les douceurs des deux premieres années du mariage de la Comtesse de Saint Paul, la troisiéme qui fut l'an 1597. fut encore plus remplie d'infortunes pour elle, qui estant à Amiens (où le Comte de Saint Paul son mary s'estoit rendu, pour ménager une entreprise qu'il avoit sur Arras) se trouva prisonniere des Espagnols, qui surprirent Amiens l'onziéme de Mars de cette méme année. Elle passa sept ou huit jours avec beaucoup d'affliction, pour ne sçavoir pas au vray qu'estoit devenu le Comte son mary, qui n'ayant pû rallier quelques habitans d'Amiens sortit aprés avoir laissé les siens à la garde d'une porte, pour aller querir à Bauve des troupes de Suisses, et les ramener au secours de cette ville capitale de Picardie: mais à grand peine estoit-il à un demy quart de lieue de la ville, que les Espagnols survenans se rendirent maistres de cette porte là.

Cette calamité si funeste à la France, et qui apporta beaucoup de dommage à la Comtesse de Saint Paul, qui y perdit quantité de meubles de grand prix, fut supportée par cette excellente Princesse avec si grand courage et generosité, qu'elle fut jugée par les ennemis mémes digne d'étre respectée: et de fait aprés le sac de la ville, et avant que la premiere journée du pillage fut passée, le General Espagnol Hernand Tel de Puerto Carrero la visita, et la traita avec tant de courtoisie et de civilité, qu'il luy accorda tout ce qu'elle luy demanda, et mesme en faveur de ceux qui s'avouerent à elle, et peu de jours aprés il traita avec la [103] Comtesse, et de sa rançon et de celle de ceux qu'elle disoit estre ses domestiques, dont plusieurs ne l'estoient point: ils convinrent aussi du rachat des meubles qui n'avoient point esté deplacez et pillez par les premiers Espagnols qui sacagerent la maison; le prix desquels devoit estre considerable, puis qu'ils venoient des liberalitez de Henry II. au Mareschal de Saint André son favory.

Au sortir d'Amiens Anne de Caumont Comtesse de Saint Paul alla à Abbeville, où la contagion estoit tres-cruelle, les grandes pertes qu'elle venoit de faire et ses incommoditez ne l'empescherent pas qu'avec un amour et un soin extreme pour le Comte de Saint Paul son mary, elle n'épuisast son credit et n'empruntast de tous costez, afin qu'il parust et pust faire une belle dépense durant le siege d'Amiens, et après à la suite du Roy Henry IV. elle se reduisant et pour sa personne et pour les siens à vivre avec peu de dépense à Abbeville, où tous ses divertissemens estoient de prier Dieu, et assister avec beaucoup de charité un grand nombre de personnes affligées, les uns par la misere des guerres, les autres par la contagion.

Il avint durant son sejour à Abbeville un matin comme elle revenoit de l'Eglise, que deux pauvres femmes tenant une petite fille âgée de quatre ou cinq mois, luy demanderent de quoy avoir du laict pour cet enfant, le pere et la mere de laquelle estoient morts de peste, et n'avoient laissé aucuns biens. Cette charitable Princesse fut touchée de si grande compassion, qu'à l'heure méme aprés l'avoir fait visiter par les Medecins pour voir si elle n'avoit aucun mal contagieux, elle la bailla à une bonne nourrisse, et aprés qu'elle fut sevrée la prit chez elle, la fit élever avec soin, et à sa suite bien instruire à la pieté, puis luy fit apprendre à faire divers ouvrages, et enfin la dota et la maria richement.

Le Comte de Saint Paul qui estoit un fort beau Prince, et excessivement dépensier aprés les choses qui luy plaisoient, mais tres-chiche és autres, abusant de la facilité et de l'amour que sa femme avoit pour luy, commença avec grande profusion à prodiguer son bien et celuy de cette Princesse, et la reduire à un equipage peu sortable à sa naissance, [104] à ses grands biens, et à la qualité où Dieu l'avoit élevée par son mariage. Mais elle porta tous ces mauvais et indignes traitemens avec une parfaite moderation, luy rendant tousjours un extreme respect, et couvrant avec beaucoup de prudence tous ses déplaisirs.

Cinq ans aprés son mariage, auquel elle avoit rencontré beaucoup d'épines et souffert de tres-fascheuses incommoditez, elle devint grosse, dont elle eut la consolation qu'on peut penser: mais Dieu qui a mené cette vertueuse Princesse par un chemin tres-rude, plein d'afflictions et de croix, voulut que cette joye fust courte. Il advint que deux Gentils-hommes domestiques du Comte son mary se querelerent, et oublierent tellement le respect qu'ils devoient à la maison d'un Prince, et de leur Maistre, qu'ils mirent la main à l'épée dans la cour de son logis, et leur Maistre estant dans sa chambre qui avoit veue sur cette cour y accourut, et ayant l'épée à la main descendit pour les empescher de se battre; quelques-unes des femmes de Madame la Comtesse s'estans écriées, elle alla vers la fenestre pour voir que c'étoit, et croyant que c'estoit à Monsieur son mary qu'on en vouloit, elle s'évanouit tout à l'heure, et accoucha d'un garçon qui estoit dans le neufiéme mois, mais qui n'eut qu'un quart d'heure de vie aprés avoir receu le Baptéme; cela avint l'an 1599.

Les affaires domestiques du Comte et de la Comtesse de Saint Paul empiroient tous les jours, et les excessives dépenses que ce Prince faisoit, et particulierement celle qu'il fit au voyage de Savoye avec le Roy Henry le Grand, incommoderent leur maison, dont la Comtesse seule souffroit le déplaisir. Le Comte de Saint Paul dépensant sans mesure, et laissant cette Princesse sa femme dépourveue presque de tout ce qui luy estoit necessaire, reduite à vivre bien petitement à une maison à la campagne, ou à Amiens, où il falloit emprunter la plus grande partie de ses necessitez, tandis que son mary vivoit avec des profusions et magnificences à la Cour; ce qu'elle souffroit avec une modestie et patience toute Chrestienne. Ce luy fut encore un grand ennuy, lors qu'il la força [105] à accorder un grand procés, auquel son conseil disoit qu'il n'y avoit rien à craindre, et que l'evenement n'en pouvoit estre que tres-favorable pour elle: et neantmoins ce Prince luy fit quitter à sa partie quinze mille livres de rente, à quoy elle avoit longuement resisté, mais enfin elle se rendit, Monsieur son mary luy disant que son obstination estoit cause que le Roy l'en regardoit de mauvais oeil.

L'année 1604. elle devint grosse pour la seconde fois, et accoucha heureusement d'un fils qui fut nommé Leonor au Baptéme, et depuis porta le titre de Duc de Fronsac: il nâquit à Amiens la nuit d'entre le 9. et 10. de Mars l'an 1605. duquel la naissance est louée tant en Prose qu'en Vers par Adrien de la Morliere Chanoine de Nostre-Dame d'Amiens (2). Le Roy Henry le Grand erigea le Marquisat de Fronsac en Duché et Pairie en faveur de François d'Orleans Comte de Saint Paul, et de son fils unique Leonor d'Orleans âgé de quatre ans, au mois de Janvier 1608. verifié en Parlement le 18. Fevrier ensuivant (3), pour jouir de ce Duché et Pairie par le Comte de Saint Paul, et aprés luy par Leonor son fils, et leurs successeurs et ayans cause, tant masles que femelles, à la charge qu'en defaut de masles la dignité de Pairie sera éteinte, demeurant le Duché pour estre heritage aux enfans et heritiers du Comte de Saint Paul et de son fils, encore que ce soient femelles ou ayans cause d'eux, et y a derogation à l'Edit d'union à la Couronne faute de masles.

Ce fils si ardemment demandé à Dieu, si longuement attendu, fut fort malaisé à élever, et fut sujet à de fort grandes maladies jusques à l'âge de sept ans: aprés il se porta mieux, et quoy qu'assez souvent malade, il ne le fut jamais dangereusement que lors qu'il eut la petite verole, de laquelle il ne luy resta aucune difformité au visage, ny incommodité en sa santé. Ce jeune Prince beau, courageux et de fort riche taille, autant que pas un de pareille naissance l'ayt esté de son temps, ne laissa pas d'estre cause de beaucoup de fascheries à la Comtesse de Saint Paul sa mere, d'autant que le [106] Comte son pere ne voulant rien retrancher de ce qu'il employoit avec grande profusion pour ses plaisirs, ne fournissoit pas ce qui estoit necessaire pour élever ce brave Prince Eleonor d'Orleans Duc de Fronsac son fils selon sa qualité: tellement que c'estoit à la mere à y pourvoir, ce qu'elle fit (avec des fatigues incroyables tant que ce cher fils fust en vie) se privant de plusieurs choses qui estoient necessaires à sa personne, suppleant à ce qui estoit plus necessaire au Duc de Fronsac son fils par emprunts et à gros interests.

L'enfant reussit heureusement, et aux exercices de l'esprit et du corps, jamais il ne se fit un plus excellent meslange de majesté et de douceur, que celle qui reluisoit en son visage, adroit à tout ce qu'il faisoit, soit à pied, soit à cheval, de fort bonne grace, courtois, genereux, et fort desireux de choses grandes: sa riche et forte taille faisoit qu'on le croyoit plus âgé qu'il n'estoit pas. Anne Comtesse de Saint Paul ayant jetté les yeux de tous costez sur qui elle pourroit confier l'instruction de ce Prince son fils unique, fit le choix du sieur Magne, personnage qui a toutes les perfections requises à la charge de Gouverneur d'un grand Prince: mais parce que la modestie est autant reservée en la louange des vivans, que la verité est liberale en celle des defunts, je ne puis pas le louer estant plein de vie, ny pour son sçavoir ny pour sa probité assez connues en cette ville et par toute la France.

Ce Prince de l'illustre Maison d'Orleans-Longueville Eleonor Duc de Fronsac, ne cessoit de faire prier le Comte de Saint Paul son pere et Anne de Caumont sa mere, de l'envoyer à l'armée du Roy Louis XIII. durant le siege de Montauban. Ce Monarque estant revenu l'hyver d'aprés à Paris, et retournant à son armée au Printemps de l'an mil six cens vingt-deux, il luy fut accordé de suivre sa Majesté aux Isles de Rié, où le Seigneur de Soubise fut défait. Aprés au siege de Royan, et puis à celuy de Montpellier où il fut tué, percé de trente-deux coups le 2. Septembre mil six cens vingt-deux, en la 18. année de son âge. Cet accident si funeste à sa Maison, laquelle en sa branche finit [107] en luy, si ruineux à cette mere, laquelle aprés Dieu, n'avoit point de consolation ny d'esperance qu'en ce cher et unique fils, luy fut annoncé par un Pere Jesuite en sa maison de Coutras, aprés un entretien qu'elle venoit de luy faire de sa meditation de ce jour là, qui avoit esté sur ce point, que Dieu permettoit tres-justement et misericordieusement pour déprendre nos ames de l'excessif amour qui les attache aux creatures, que de cette source coulassent tous leurs ennuis. Je l'épreuve tous les jours en moy, dit-elle, car mon fils estant le seul objet de mes pensées sur la terre, c'est de luy que procedent toutes mes fascheries, s'il est en santé j'apprehende qu'il la perde, s'il est malade l'evenement de son indisposition me travaille mortellement, et de ce fils (à l'avanture trop aimé de moy) sort tout ce qui m'afflige. S'estant fort estendue sur ce sujet, peu à peu le Pere Jesuite prit de là l'occasion de luy dire l'accident de son fils: à cette nouvelle elle demeura comme transie, et ses femmes l'ayant jettée sur son lit, où elle fut assez long-temps les yeux levez au Ciel, et les mains jointes, les premieres paroles qu'elle profera furent ces mots du Pseaume 115. Dirupisti Domine vincula mea, tibi sacrificabo hostiam laudis (4): cela dit elle fut assez de temps sans parler, ny se plaindre, ny pleurer, puis elle demanda si pas un des domestiques de Monsieur son fils n'estoit arrivé, luy ayant esté répondu qu'ouy, elle commanda qu'on l'appellast promptement, estant venu en sa presence la premiere chose dont elle l'enquist aprés s'estre ainsi écriée (ha! je n'ay plus de fils,) ce fut s'il avoit esté confessé peu avant sa mort et depuis les blessures receues. Un Pere de la Compagnie de Jesus (5) loue cette pieuse Heroine pour sa moderation en ce triste accident.

Anne Comtesse de Saint Paul survéquit à ce desastre prés de vingt ans, qu'elle passa avec un extreme ennuy, mais avec une tres-grande resignation et conformité aux volontez de Dieu. Elle écrivit dés le lendemain qu'elle eut appris cette malheureuse nouvelle au Comte de Saint Paul son mary une lettre pleine de graves et Chrestiennes remonstrances, l'exhortant à faire bon usage de cette adversité. Le Roy Louis XIII. luy [108] écrivit une lettre de consolation, et une au Comte de Saint Paul, que l'on peut voir chez le sieur Baudier en l'Histoire de ce grand Heros Jean de Saint Bonnet Seigneur de Toiras, la terreur des Anglois et des Espagnols, et tres-digne Mareschal de France.

Depuis ce temps là elle se détacha du monde, et ne se mesla jamais d'affaires, qu'autant que les interests du Comte de Saint Paul l'y obligerent. Mais autant qu'elle s'éloignoit du siecle, et sur tout de la Cour, vivant fort retirée et petitement, autant le Comte de Saint Paul son mary taschoit de vivre avec splendeur et éclat, faisant une profuse dépense qui ne s'accordoit point avec le bien qu'il possedoit, ne tenant compte de cette Comtesse sa femme, et ne luy baillant que fort petitement de quoy fournir à son entretien. Cette rigueur et mépris fit qu'aprés une trop longue patience, elle fut reduite à demander d'estre separée de biens, ce qu'elle obtint de la Justice, et aprés cela le revenu de son bien luy pouvant fournir raisonnablement pour sa dépense, elle la retranchoit assez souvent, se privant de ce qui luy estoit necessaire, afin que son mary put paroistre selon sa condition, mesme emprunta souvent d'assez notables sommes pour l'en accommoder. Et qui plus est pour payer les debtes de ce Prince, qui avoit desja dissipé le bien de sa femme, (en ayant aliené plus de trente mille livres de revenu en belles terres) par une generosité et bonté singuliere, elle vendit encore une terre de vingt-deux mille livres de rente, le prix de laquelle fut presque tout employé à acquiter les debtes de son mary le Comte de Saint Paul, lequel survesquit le Duc de Fronsac son fils prés de dix ans, et finit par une mort soudaine, quoy que non impreveue par la grace de Dieu et par les avertissemens de cette devote et vertueuse Comtesse sa femme, qui ne cessoit de luy representer qu'il estoit menacé d'apoplexie, et qu'il devoit frequenter les saints Sacremens de Penitence et d'Eucharistie, afin d'estre tousjours en bon estat: ses remonstrances furent de tel poids envers ce bon Prince son mary, que le dernier mois de sa vie il avoit esté quatre ou cinq fois à confesse.

[109] Madame sa femme qui estoit fort malade lors de la mort de son mary (arrivée à Malesherbes au mois d'Octobre de l'an 1631. comme il retournoit de Chasteauneuf sur Loire à Paris) aussi tost qu'elle sceut son decés, quelque malade et affligée qu'elle fust, pourveut avec pieté et magnificence à ce que les honneurs convenables à la naissance de ce Prince de la Maison d'Orleans-Longueville son mary fussent rendus à sa memoire et à son corps, qui fut inhumé avec ceux des Princes ses predecesseurs les Ducs de Longueville, les Comtes de Dunois, et les Marquis de Rotelin à la sainte Chapelle de Chasteaudun. Elle fit aussi payer exactement tout ce qui estoit deu aux serviteurs domestiques du Comte son mary, leur departit l'equipage de ce Prince, et continua depuis aux Gentils-hommes de Monsieur son mary l'estat qu'il leur donnoit, et retint prés d'elle ceux dont elle se put charger, et qui estoient les moins accommodez. Depuis que cette pieuse Princesse fut veuve, elle donnoit tous les ans aux pauvres, soit à divers Hospitaux, aux honteux et malades de sa Paroisse, et en secourant le besoin de plusieurs personnes et familles de bonne naissance, presque autant que montoit la dépense ordinaire de toute sa maison: car durant les onze années de sa viduité, il n'est presque jamais avenu qu'aucun pauvre l'ayt requise de secours, que si elle a eu de l'argent sur soy ou dans sa cassette, ou si son Argentier en a eu, et qu'elle ait esté en cette rencontre à l'Hostel de cette charitable Comtesse, qu'il soit party de sa presence éconduit et sans estre assisté. Quelques Dames et Demoiselles qui ont eu le bon-heur de demeurer ou servir cette Princesse, et Monsieur Magne Gouverneur de Monsieur le Duc de Fronsac, qui a eu l'honneur par trente années d'estre son domestique, m'ont asseuré luy avoir veu reglement garder cette façon de vie là. On l'éveilloit à sept heures du matin, puis on fermoit son rideau, et la laissoit-on un bien petit quart d'heure prier Dieu, puis ses femmes l'ayant levée elle s'enfermoit jusques environ les dix heures dans son prier-Dieu, sans qu'elle souffrist qu'on l'interrompist, si ce n'estoit pour [110] chose de tres-grande importance, et qui ne pût estre differée, ou pour parler à des personnes de si grand respect qu'on ne pouvoit pas les renvoyer sans incivilité. Sur les dix heures elle sortoit de son cabinet pour s'habiller, puis elle oyoit la sainte Messe, à quoy mesme en voyage elle ne manquoit jamais: la Messe dite elle arrestoit devant l'Autel jusques à ce qu'on eust apporté sa viande, aussi tost aprés le repas, elle entroit pour un bien peu de temps dans son cabinet, et faisoit à genoux sa priere, puis resortoit et estoit jusques environ trois heures et demie dans sa chambre à s'entretenir, ou avec ses gens d'affaires, ou à travailler à des ouvrages à quoy elle se plaisoit beaucoup, ou à recevoir des visites ou à les aller rendre; puis entre quatre et cinq si sa compagnie se retiroit elle rentroit seule dans son cabinet, où elle estoit en priere jusques à sept heures, et quelquefois une petite demie heure davantage, puis retournée en sa chambre elle continuoit ses ouvrages, ou s'entretenoit avec ses domestiques jusques entre huit et neuf qu'on luy apportoit à manger, qui estoit tres-legerement le soir: car on ne luy servoit que des oeufs frais et quelques poires cuites, ou un peu de cotignat ou autres confitures: aprés avoir deservy, elle rentroit en son Oratoire pour prier Dieu, au sortir de là elle faisoit lire quelque livre d'Histoire ou de voyage jusques environ onze heures, lors elle commandoit qu'on se retirast, et personne ne demeuroit en sa chambre que ses femmes, aussi tost elle rentroit dans son prier-Dieu, où elle estoit plus d'une grosse heure, et pas une d'elles n'eust osé y entrer si cette devote Princesse ne l'appelloit; à l'issue on la deshabilloit, puis aprés elle se mettoit à genoux à la ruelle de son lit et faisoit son examen de conscience, et se couchoit environ demie heure aprés minuit. Si les compagnies ou les affaires avoient empesché ses devotions de l'apresdisnée, elle ne mangeoit point du tout le soir, et entre huit et neuf heures entroit en son prier-Dieu, et n'en sortoit point qu'aprés minuit.

Ceux aussi qui ont eu l'honneur de frequenter à l'Hostel de cette Princesse, sçavent que jamais elle n'a manqué à jeusner (si elle n'estoit incommodée de quelque grande ma-[111]ladie) tout le Caresme, les Quatre-Temps et Vigiles que l'Eglise commande de jeusner, ne faisant en Caresme qu'une fort legere collation avec six ou huit pruneaux et un peu de pain, és autres Vigiles le plus souvent elle ne mangeoit rien du tout.

Environ quatre ou cinq ans avant sa mort elle craignit de perdre la veue, pour tascher à destourner ce mal, elle pratiqua plus d'un an un tres-exact regime de vie, se purgeant deux fois la semaine, selon l'avis de son Medecin, reservé la saison des grandes chaleurs de l'Esté; jamais jusques à cet accident elle n'avoit gueres songé à sa santé. Six ou sept mois aprés que la Comtesse de Saint Paul n'eust plus tant d'apprehension de devenir aveugle, il luy survint un mal exterieur aux oreilles, et en suite à la teste, que les Medecins disoient estre un effort de nature qui se déchargeoit en dehors, elle les pria et obtint d'eux que pour faire cesser cette incommodité ils la purgeassent à bon escient, ce qu'elle obtint d'eux au grand prejudice de sa santé.

Parmy les grandes qualitez de cette Princesse, elle est digne de toute louange pour avoir esté tres-chaste et tres-pudique, peu de personnes d'entre celles de son sexe l'ont devancée en pureté d'esprit: elle estoit singulierement modeste, recueillie, grave, d'une contenance majestueuse, aimant la netteté et en son corps et en ses habits autant que les plus curieuses, sans affeterie pourtant.

Elle tomba malade l'onziéme jour de Juin de l'année 1642. son mal commença par un grand frisson qui la saisit sur les sept heures du matin, et fut suivy d'une grande ardeur et assoupissement qui termina sa vie le 17. du mesme mois aprés trois heures du matin, l'an 68. de son âge, qu'elle eût entierement accomply si elle eust vécu encore deux jours.

Durant sa maladie qui fut si courte elle communia deux fois, la premiere la nuit entre le douze et le treize de Juin peu aprés minuit, aprés que son Confesseur eust dit la Messe: la seconde communion qu'elle receut pour Viatique fut le XV. du mesme mois sur les neuf heures du matin, un Dimanche auquel ce jour là écheut la Feste de la Tressainte Trinité; et l'une et l'autre fois elle receut le corps de nostre [112] Seigneur JESUS-CHRIST, estant à genoux sur la plate terre. Lors qu'on luy apporta de la paroisse de Saint Paul le Viatique, ayant entendu la clochete du Clerc qui va devant le saint Sacrement, elle se leva et se fit mener jusques à la porte de sa chambre, et là estant à genoux adora le precieux Corps du Sauveur, puis suivit Nicolas Mazure Docteur en Theologie de la Faculté de Paris de la Maison de Sorbonne, et Curé de Saint Paul, qui mit le Saint Ciboire sur un petit Autel preparé pour cela, lors cette pieuse Princesse, se prosterna toute estendue devant le Saint Sacrement, et ne se voulut point lever qu'aprés que le Curé le luy eust commandé, à peine de desobeïssance, puis elle se confessa estant assise dans une chaire, et aprés avoir fait sa profession de foy, et dit plusieurs actions de grace, et fait quelques actes de contrition, se tourna vers le Saint Sacrement, et avec une contenance fort humble elle dit, Vous scavez mon Dieu et mon Sauveur, que par vostre misericorde je ne demande si ce n'est que vostre sainte volonté soit faite, en moy et par moy; que je ne souhaite ny santé ny d'estre delivrée de douleurs, mais seulement que ce que vous voulez m'avienne. Elle communia estant à genoux, et soustenue par dessous les bras retourna à la porte de la chambre, et agenouillée adora derechef le Corps de son Redempteur.

Le 16. de Juin au matin sur les huit à neuf heures, elle receut tres-devotement l'Extreme-Onction, et avant cela par la permission du Curé de Saint Paul et du Pere de Saint Ivre [Jure ?] elle fit venir tous ses domestiques, leur demanda à tous pardon, les priant humblement de l'excuser si jamais elle les avoit faschez, et voulut donner à chacun un chapelet afin qu'ils priassent Dieu pour elle: puis ayant esté ointe et fortifiée par la vertu de ce Sacrement, elle fit plusieurs remonstrances à quelques uns des siens, particulierement aux moindres et aux plus jeunes, et les ayant consolez elle leur donna à tous, et à leur tres-humble et instante priere sa benediction, aprés que le Pere de Saint Ivre [Jure ?] son Directeur luy eust levé le scrupule que par modestie elle en faisoit, et l'eust priée de donner cette consolation à ses domestiques.

La nuit qui fut la derniere de sa vie en la terre, elle se con-[113]fessa entre neuf et dix heures, puis fit dire environ la minuit les Litanies des Saints et celles de la Vierge, demanda aprés cela qu'on leust la Passion de nostre Seigneur JESUS-CHRIST, sur les trois heures du matin on fit les recommandations et prieres pour l'heureux depart de son ame, ausquelles toutes les fois qu'il y escheoit elle respondoit, et avertit une de ses femmes qui disoit ora pro nobis de dire ora pro ea, et adjousta car c'est pour moy que vous priez.

Environ un quart d'heure aprés le Reverend Pere de Saint Ivre [Jure ?] luy ayant fait produire divers actes de foy, d'amour, et de confiance en Dieu, et en fin de contrition, et luy ayant faict invoquer plusieurs fois le très saint nom de JESUS et celuy de MARIE, et en suite donné l'absolution elle expira en moins de temps qu'on ne mettroit à dire un verset d'un pseaume, le 17. de Juin 1642. entre trois et quatre heures du matin.

Ainsi a vécu, ainsi est morte cette incomparable Princesse Anne de Caumont Comtesse de Saint Paul, et Duchesse de Fronsac, laquelle estoit très vertueuse, charitable, pleine de discretion et de moderation, liberale, genereuse, de grand et haut courage, affable, aisée à servir, patiente sans bassesse, eloquente, propre sans curiosité, son action sentant sa personne de haute naissance.

Jamais personne n'a commandé avec plus de douceur, et (si ce n'a esté peut estre à quelqu'un des plus petits d'entre ses domestiques) tous ses commandemens estoient adoucis de cette parole, Je vous en prie, ou s'il vous plaist faites telle chose, allés là: si par mesgarde ou oubliance on n'effectuoit point ses commandemens, si on luy avouoit la verité, et qu'on ne luy alleguast point de mensonges, elle excusoit facilement celuy qui avoit manqué, et luy recommandoit avec une grande debonnaireté de s'en resouvenir.

Sa genereuse liberalité envers ses domestiques ou les autres à qui elle donnoit estoit accompagnée d'excuses et de termes pleins de courtoisie, pour louer les services ou les merites de ceux à qui elle donnoit, et de prieres ou excuses afin qu'on fust satisfait de la petite reconnoissance avec laquelle elle s'en revanchoit. Aux pauvres et aux necessiteux qui venoient luy demander l'aumosne dans le logis, si c'estoit [114] en hyver elle les faisoit entrer dans sa chambre, et approcher du feu, s'enqueroit de leur besoin le plus pressé, et leur faisoit en suite quelque remonstrance Chrestienne, et leur ayant faict quelque secours, les avertissoit de retourner à un tel jour du mois, ou à une telle feste, et ainsi leur departoit au jour prefix tous les mois ou à tel jour sa charité. Cette devote et liberale Comtesse compatissoit singulierement aux miseres ou spirituelles ou corporelles des plus affligez, et on faisoit chose qui luy estoit fort agreable, de luy dire où estoient les plus delaissez et abandonnez qu'elle alloit soigneusement visiter, les assistant avec une fervente Charité, pleine de compassion et de tendresse.

Il y avoit à Orleans une pauvre femme qui n'estoit point connue de personne de la ville, et laquelle ne voulut jamais dire d'où elle estoit sortie. Cette creature estoit pleine d'ulceres, d'où sortoient infinité de vers, particulierement des playes de son sein, elle estoit si foible qu'à peine avoit-elle le mouvement des mains et de la langue, les escrouelles estoient le moindre de ses maux, tellement qu'il sortoit une étrange puanteur de son corps. Cette devote et charitable Princesse la visitoit une fois la semaine lors qu'elle estoit à Orleans, où d'ordinaire elle passoit la pluspart de l'Automne. Cette pauvre miserable étoit dans une cahuette, sans autre jour que celuy qui venoit de la porte ouverte, qu'une pauvre femme fermoit la nuit, (les Peres Capucins d'Orleans la secouroient avec très grande Charité) quand la Comtesse de Saint Paul l'alloit visiter, elle commandoit à ses Demoiselles et à son Escuyer de se tenir en quelque jardin proche de là, et donnoit ordre que ses valets de pied demeurassent prés de là sans entrer: ses Demoiselles et tous les autres n'avoient pas grande peine à luy obeir, à cause de l'horrible puanteur et du lieu et de la malade. Un jour par curiosité elles se tinrent derriere une treille qui espandoit ses feuilles sur cette cabane, où la Comtesse de Saint Paul ne les eust pas sceu voir, pour entendre ce qu'elle luy disoit et ce qu'elle luy donnoit, elles ouirent que leur tres-pieuse et tres-charitable maistresse exhortoit cette pauvre personne à endurer patiemment ses maux, et demander à JESUS-CHRIST [115] la perseverance, et à ne murmurer point pour tant de peines qu'elle enduroit, puis elle luy donna quelque piece d'or, et luy disant adieu, l'embrassa et colla son visage contre le sien qui estoit plein d'ulceres et de boue, et enfin la baisa en la bouche. Sortie de là elle fit une remonstrance à ses Demoiselles et aux autres qui la suivoient, pour leur faire voir combien elle et eux estoient redevables à la misericorde de Dieu, qui quoy que peut estre plus grands pecheurs que cette personne si accablée de douleurs, Dieu neantmoins leur donnoit une santé non incommodée de pauvreté. Ceux qui sçavent combien cette Dame aimoit les exquises senteurs pourront mieux juger quelle force elle se faisoit: car peut-estre personne n'a jamais tant aimé les parfums et les bonnes odeurs que cette Princesse là.

Tous les ans sur la fin du mois d'Octobre, et le plus souvent la veille de la Feste de tous les Saints, elle faisoit une confession generale de toute l'année, à son Directeur, et s'il estoit absent elle l'envoyoit querir quelquefois bien loin, comme elle fit l'année 1622. aprés la mort du Duc de Fronsac son fils. Cette Princesse envoya prier le Pere Barthelemy Jaquinot de venir de Tolose jusques à Coutras. Elle a eu pour Directeurs les trente dernieres années de sa vie le Pere Jaquinot Dijonois, qui a esté Provincial en diverses Provinces de sa Compagnie, et les Reverends Peres Jean Arnoux et Jean Baptiste de Saint Ivre [Jure ?] (celuy-cy qui a écrit plusieurs Livres spirituels, entre autres un de la connoissance et amour de Nostre Seigneur, et celuy là qui a esté Confesseur et Predicateur du Roy Louis XIII.) s'ils étoient obligez à s'éloigner, elle prenoit selon leur avis le Confesseur qu'ils luy nommoient.

Par le conseil du Pere de Saint Ivre [Jure ?] (qui l'assista en sa derniere maladie jusques au dernier soûpir) environ deux ans devant son decés, tous les mois elle faisoit un exercice de trois jours, et durant iceux pour estre en plus grande recollection elle ne voyoit pas mesme ses domestiques qu'aux heures du repas; le second jour de cette retraite elle faisoit sa confession generale du mois, et aprés prosternée à terre elle renouveloit certains voeux, au troisiéme elle commu-[116]nioit comme pour Viatique. Anne de Caumont Comtesse de Saint Paul se preparoit à bien mourir par cette devotion, qui est pratiquée par plusieurs bonnes ames, lesquelles ne desirent pas estre surprises, en leur heure derniere, ainsi que je feray voir en la Vie ou Eloge de Gabrielle de Gadagne Marquise de Saint Chamont et Comtesse de Chevrieres. Cette pieuse et charitable Princesse estoit des devotions du grand Hostel-Dieu, des Enfans trouvez, de la Pitié, du Saint Sacrement en sa paroisse, où elle communioit presque tous les Jeudis, mais sans jamais y manquer tous les premiers Jeudis du mois à la grand' Messe du Saint Sacrement; elle alloit aussi reglément un jour de la semaine l'apresdisnée passer une grosse heure en priere à la Chapelle de la Communion, où est le tabernacle dans lequel est reservé le Saint Sacrement. Elle alloit à son tour une fois le mois servir les pauvres au grand Hostel-Dieu, y faisoit apporter quelque rafraichissement pour soulager les malades, qu'elle leur presentoit de sa main: cela fait elle passoit une ou deux heures à l'appartement des femmes, (qu'on appelle la sale du Legat) à servir et s'entretenir avec les plus malades et affligées; si elle n'y pouvoit aller quelquefois, elle y envoyoit ses Demoiselles, mais tousjours sans y manquer son aumosne.

Ce que je vais dire servira à faire connoistre sa modeste surseance à n'approuver ny ne condamner point temerairement les choses dont elle n'avoit pas une parfaite connoissance. Une femme en reputation d'avoir de grandes graces de Dieu, et particulierement de frequentes revelations sur l'avenir, dont elle donnoit connoissance lors qu'elle revenoit d'estre extasiée, ce qui luy arrivoit fort souvent; elle vint à Paris pour un procés qu'elle avoit contre le Clergé du Diocese où elle demeuroit, chacun desiroit de la voir. Il avint que sans estre appellée de personne elle se trouva à l'Hostel de Saint Paul, et se promena assez longtemps dans le jardin avec un Prince, comme il l'eut quittée, ses Demoiselles la presserent avec instance qu'elle la fist monter en sa chambre, elle les en refusa constamment, et defendit à Madame la Marquise de Nesle (qui estoit [117] nourrie auprés d'elle) de plus luy en parler, et commanda à un de ses domestiques d'aller trouver dans le jardin cette bonne femme, et luy dire que si elle estoit venue pour demander son assistance au procés qu'elle avoit contre le Clergé de son Diocese, que pour rien du monde elle ne s'en mesleroit, et qu'elle prioit Dieu qu'il luy pleust departir sa lumiere à ses Juges; que si elle estoit en necessité, tres-volontiers elle l'assisteroit. Le soir ses Demoiselles la prierent de leur dire pourquoy elle ne l'avoit pas voulu voir, Voulez-vous que je vous die, répondit-elle, j'aime les personnes ordinaires.

Cette sage et vertueuse Comtesse doit estre louée pour cette action, et imitée par les Princesses, les Dames, et les Grands, qui portez d'une curiosité dangereuse donnent souvent l'entrée dans leurs maisons à des charlatans, à des fourbes, et à des beates de case, qui sous pretexte d'une devotion extraordinaire, ou d'avoir le don de prophetie, abusent trop aisément de leur bonté et de leur facilité: de sorte qu'à la fin ils se voyent deceus et trompez par ces feintes et non pas saintes, dont quelquefois les plus grands serviteurs de Dieu et les plus rompus en la science des Saints et en la vraye vie devote et spirituelle, ont de la peine à découvrir les fourberies et les impostures.

Quand cette devote Princesse sçavoit qu'il y avoit des malades és Maisons Reformées et Religieuses de l'un ou de l'autre sexe, et des pauvres honteux et necessiteux atteints de maladie en sa paroisse, elle leur faisoit faire soigneusement de la gelée et des bouillons, s'ils n'aimoient mieux prendre de la viande, et la faire cuire en leurs maisons. Reglément une fois la semaine elle faisoit donner du pain et du vin à tous les Religieux et les Religieuses de Paris qui questoient, et d'autres commoditez quand ils estoient en necessité. Souvent elle a envoyé visiter et offrir des presens à plusieurs lieux de devotion, mais principalement à ceux où nostre Seigneur fait des miracles par l'intercession de sa glorieuse Mere. Sur la fin de l'an 1613. le Pere Pierre Guerin Predicateur de l'Ordre des Minimes assez connu par la France, fit le voyage de Lorette et de Rome, pour sa-[118]tisfaire aux desirs et aux voeux de cette devote Dame, laquelle fit le choix de ce Religieux pour le zele qu'il avoit du salut des ames. Cette Princesse et le Comte de Saint Paul son mary ayans tousjours porté une particuliere affection à l'Ordre des Minimes, prirent la resolution l'an 1614. de faire bastir, orner et fonder une Chapelle dans l'Eglise de l'Annonciade et de Saint François de Paule ou des Minimes de Paris prés de la Place Royale, et l'année suivante au lieu de cette Chapelle ils se rendirent Fondateurs du Convent de JESUS MARIE du mesme Ordre, estably dés l'an 1606.à Chasteauthierry, auquel ils donnerent mille livres de rente; aussi en reconnoissance de ce bien-fait ils furent receus pour Fondateurs de l'Ordre au Chapitre general tenu à Rome aux Festes de la Pentecoste de l'an 1617. auquel presidoit Frere Augustin Galamin dit le Cardinal d'Araceli. Depuis elle a procuré avec ce Prince l'establissement d'un Convent de Capucins en la mesme ville de Chasteauthierry, où ils ont fait bastir l'Eglise sous le titre du Seraphique Saint François. Les armes de cette Princesse et du Comte son mary que l'on voit au Convent du Saint Esprit ou des Minimes d'Orleans, et en plusieurs autres Eglises et Monasteres de cette belle ville sont des marques de leur pieuse liberalité.

Mais il ne faut point avoir une louable curiosité pour ne pas visiter la tres-belle Chapelle de Nostre-Dame de Pitié, qu'Anne Nompar de Caumont Comtesse de Saint Paul a fait orner et enrichir dans l'Eglise de sainte Croix d'Orleans, où paroist et éclate la pieuse magnificence et liberalité de cette Princesse dans l'or, les statues, les colomnes de marbre, et les exquises peintures de ce devot et riche Oratoire, où est inhumé le coeur de son cher et bien-aimé fils Leonor d'Orleans Duc de Fronsac.

Elle fit venir avec beaucoup de dépense de Tolose des Religieuses reformées de l'Ordre de Saint Dominique, qu'elle prit au Convent de sainte-Caterine de ladite ville; elle les dota comme Fondatrice quelque temps aprés de cinquante mille livres, par dessus les frais du voyage et l'agencement de la maison où premierement elle les receut, et tout [119] cela montoit à de tres-grandes sommes: car en effet c'estoit un petit Convent entierement meublé pour recevoir douze ou quinze Religeuses [sic] et toute leur suitte. Dieu est servi en cette sainte Maison par ses cheres filles, dont elle fut respectée avec un honneur et reverence filiale, et qu'elle ayma cordialement tant qu'elle véquit comme ses propres enfans. Il faudroit des volumes entiers pour dire les bons exemples de vertu qu'elle a donné à ces Religieuses là.

Avant que faire cette fondation (6), elle procura dans Amiens l'establissement du Monastere des Carmelites. Elle receut fort charitablement la Mere Isabelle des Anges, et mit la premiere pierre de leur Eglise. Elle assista de sa faveur et de son credit l'establissement des Religieuses Minimes de la seconde Regle de saint François de Paule à Abbeville.

La sainte ame de cette vertueuse Princesse brusloit d'un desir d'avancer la gloire de Dieu, et de procurer le salut des ames. Ses rentiers en Gascongne estoient pour la pluspart de la Religion pretendue reformée, et particulierement ceux de sa Baronnie de Gavaudun; quoy que le revenu de la Cure de cette Paroisse fut notable pour y entretenir des Prestres sçavans, elle donnoit du sien tous les ans cent écus à un bon Prestre pour enseigner gratuitement les petits enfans, et apprendre et à eux et aux âgez la doctrine Chrestienne.

Elle fonda à Chasteauneuf sur Loire une Mission pour y prescher une ou deux fois l'année, et pour catechiser et administrer le sacrement de Penitence aux habitans de ce bourg là: et pour cét effet elle donna aux Peres de la Compagnie de JESUS du College d'Orleans deux mille écus. Elle donna aux Maisons Professes des mesmes Peres à Tolose et à Bordeaux six mil écus une fois payables, par donation insinuée: mais la mort qui survint la priva de cette consolation d'executer son dessein.

Comme elle se reconnoissoit infiniment redevable à beaucoup de Peres Jesuites, elle procura que leur Compagnie eust un College à Amiens, et un autre à Orleans, et y servit heureusement. Elle donna quatre ans avant sa mort à la Maison Professe de Saint Louis de Paris des mesmes Peres cinquante mille livres: mais la modicité de ses revenus [120] l'obligerent à tirer le profit de cette somme sa vie durant, à raison du denier douze, dont elle fut ponctuellement payée durant quatre ans, qu'elle survéquit à cette donation.

Les Dimanches et les Festes, ou aux jours de ses particulieres devotions, comme aux jours de Saint Joseph, de Saint Benoist, des trois saints François, de saint Dominique, de saint Thomas, de saint Augustin, de saint Bernard, de saint Ignace, de sainte Monique, de sainte Claire, de sainte Caterine de Siene, de sainte Agnés et de sainte Terese, elle disoit le grand Office, les Vespres de la Vigile, puis le soir les Matines et Laudes, le lendemain le reste des heures Canoniales.

Elle avoit une devotion tres-particuliere au bon larron, qui seul defendit envers et contre tous l'innocence de l'Agneau immaculé quand il mourut pour nos pechez en la Croix sur le Mont de Calvaire: car souvent je luy ay ouy dire les larmes aux yeux ces paroles; Si JESUS CHRIST pouvoit avoir obligation à quelqu'un, ne l'auroit-il pas à ce pauvre garçon, qui oyant ce bon Seigneur se plaindre que tout le monde le laissoit au besoin, ses Apostres, ses Disciples, les hommes et les Anges, voire son propre Pere, luy s'attendrit, et d'un courage invincible voulut luy seul faire l'office de tout le monde, et consoler celuy qui estoit en cette extreme desolation, le defendant, le confessant Roy, luy mettant devant ses yeux son Royaume, luy faisant hommage. Qu'il falloit considerer que ce pauvre patient estoit dans un supplice insupportable, qu'il souffroit des peines incroyables, qu'il estoit sur le point de rendre son esprit par l'effort des tourmens: et que neantmoins il avoit oublié toutes ses souffrances, et ayant ouy que le mauvais larron outrageoit l'innoncence de JESUS-CHRIST, il se mit en une sainte colere, luy remonstrant son crime, l'exhortant à reconnoistre sa faute; bref qu'il avoit témoigné à bonnes enseignes que le deshonneur et l'ignominie que l'on faisoit à ce bon Seigneur luy faisoit plus de peine que les peines mortelles qu'il souffroit en son propre corps. Quelle plus grande charité que de s'oublier de soy mesme pour ne se pas oublier du Sauveur? quelle pureté de coeur, d'aymer mieux la gloire du Messie, que le soulagement de ses peines? Qu'eust-il fait en bonne santé, s'il eust eu le bien d'estre enseigné du Sauveur, puis qu'estant à l'agonie, et son esprit s'enfuyant, [121] il le rappelloit pour defendre son innocence. Elle commanda pour la devotion qu'elle avoit à ce Saint canonisé par la bouche du Fils de Dieu au Reverend Pere Estiene Binet Jesuite d'écrire ses eminentes vertus, dont il s'acquita dans le Livre qu'il mit en lumiere sous le titre, De l'ineffable misericorde de Dieu à la conversion du bon larron.

Anne Nompar de Caumont Comtesse de Saint Paul voulut estre inhumée sans pompe et magnificence dans le Choeur de la Chapelle du Convent de ses filles Dominicaines prés de la porte de Montmartre, et defendit que son corps fust ouvert, ayant fait executeur de son testament et derniere volonté Monsieur le President de Bailleul Chancelier de la Reyne, lequel sa Majesté estant Regente en cet Empire des Lis, a pour son eminent sçavoir et sa rare probité honoré de la charge de Sur-intendant des Finances.

Henry d'Orleans Duc de Longueville et Anne de Bourbon sa seconde femme sage et vertueuse Princesse, ont fait celebrer l'an 1643. l'Anniversaire de cette Comtesse là dans l'Eglise des Religieuses de Saint Thomas, auquel Monsieur le Prieur Oger prononça un excellent Discours ou Oraison funebre: je voudrois qu'elle fust imprimée, afin que les actions heroïques et pieuses de cette Princesse fussent décrites par ce grand Orateur, aussi eloquent en ses écrits qu'en ses Discours et ses Sermons.

(1) Biron eut sa grace du Roy Henry III. par la faveur du Duc d'Espernon. Ce Prince a esté depuis aussi Duc de Mayenne et d'Aiguillon, Pair et Grand Chambellan de France, et Gouverneur de l'Isle de France et de Guyenne.
(2) A. de la Morlière en ses antiquitez d'Amiens.
(3) Le Cardinal de Richelieu a depuis acheté ce Duché.
(4) "Vous avez rompu les liens qui m'attachoient, je vous dois un sacrifice de louanges."
(5) Le Reverend Pere Pierre Le Moine au Livre VII. de ses Peintures Morales.
(6) Voyez le chapitre 13. de la Vie de Mademoiselle Acarie, écrite par M. du Val, où ce Docteur loue cette Princesse pour sa pieté et ses vertus.

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