Claude de Moy/Hilarion de Coste

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[I,455] CLAUDE MARQUISE DE MOY (1), COMTESSE DE CHALIGNY, RELIGIEUSE DE L'ORDRE DU SAINT Sepulchre, et Fondatrice du Monastere de cet Ordre à Charleville, et nommée Soeur Marie de saint François.

AYANT rendu les devoirs à la memoire de Claude de France Duchesse de Lorraine, je croy estre obligé de m'aquiter des mémes honneurs envers la veuve d'un Prince de cette tres-illustre et tres-genereuse Maison, la devote et pieuse Claude de Moy, Comtesse de Chaligny, fille et heritiere de Charles Marquis de Moy ou Mouy; Maison illustre és Provinces de Picardie et de Normandie. Charles Marquis de Moy son pere estoit fils d'Antoine aussi Marquis de Moy, Chevalier de l'Ordre du Roy, Capitaine et Gouverneur des villes de Saint Quentin et de Ribemont, et de Charlote de Chabannes, fille du Mareschal de la Palisse. Antoine eut pour pere Nicolas Marquis de Moy, Baron de Bellancombre et d'Enfreville, et pour mere Françoise de Tarde. Nicolas estoit issu de Jaques de Moy, Chevalier de l'Ordre du Roy, et Grand Maistre des Arbalestriers de France, et de Jaqueline de Touteville, fille du Seigneur d'Estouteville Lieutenant pour le Roy en Normandie. Jaques estoit fils de Collart de Moy, Gouverneur [456] et Lieutenant pour le Roy Louys XI. de Tournay, et du pays de Tournesis, et de Marguerite d'Ailly, fille de Jean d'Ailly Vidame d'Amiens.

Elle n'estoit pas moins noble du costé maternel, estant issue de la Maison de Serny ou Cerny. La memoire du Comte de Cerny, ayeul maternel de Claude Comtesse de Chaligny, et le Chef de la Maison de Susannes (2) est assez recommandée; il a esté reconnu pour un Seigneur tres-vaillant et tres affectionné au service de cette Couronne, dont il a donné de bonnes preuves au ravitaillement de la ville d'Orleans, et contre les Religionnaires rebelles en Champagne. Le Roy Henry III. l'associa à l'Ordre du Saint Esprit, tant pour sa noblesse que pour ses merites. A peine estoit née cette petite fille, que tous les plus grands Seigneurs de France jetterent les yeux sur elle, attirez par la noblesse de sa Maison, et la grandeur de ses moyens, mais sur tout par les rayons de sa beauté et de ses vertus qui commençoient à poindre au lever de cet astre. Le Roy Henry III. la demanda pour ses Favoris, avec des offres à ses parens de tout ce qu'ils desireroient, mais ils ne voulurent jamais engager la liberté de leur fille, ny la leur. Estant fort jeune elle fut promise et fiancée à feu Monsieur le Duc d'Espernon; la chose toutesfois ne reussit pas, car elle fut mariée à l'aage d'onze ans à George de Joyeuse, Baron de Saint Didier, le 5. fils de Guillaume Vicomte de Joyeuse Mareschal de France, et de Marie de Batarnay Comtesse du Bouchage, le frere de François Cardinal de Joyeuse, et des Ducs Anne, Henry et Antoine Scipion, desquels je parleray en l'Eloge de leur mere la Mareschale de Joyeuse. Je ne dy rien des faits de George Seigneur de Saint Didier, d'autant que la mort l'ayant ravy dés l'aage de 18. ans, 15. mois aprés son mariage, sans toutesfois l'avoir consommé, à cause de la jeunesse de sa femme; estouffa tant de merveilles, desquelles son courage donnoit de tres grandes esperances à toute la France.

Claude de Moy aprés le decés de ce Seigneur de l'illustre et genereuse Maison de Joyeuse, épousa l'an 1585. en secondes noces un Prince de la Maison de Lorraine, Hen-[457]ry Comte de Chaligny, le 4. fils de Nicolas de Lorraine, Duc de Mercueur, et Comte de Vaudemont, et de sa 3. femme Caterine de Lorraine, fille de Claude Duc d'Aumale, Gouverneur de Bourgongne, et de Louyse de Brezé. Henry de Lorraine Comte de Chaligny, estoit frere du costé paternel de la Reine Louyse, femme d'Henry III. de Philippe Emanuel Duc de Mercueur: de Charles Cardinal de Vaudemont: de François Marquis de Chaussin: de Marguerite Duchesse de Joyeuse et de Pinay. Il eut pour frere germain Eric de Lorraine Evéque de Verdun, qui depuis quitta céte Prelature pour entrer dans l'Ordre des Capucins.

Le Comte de Chaligny estoit un Prince vaillant, liberal, sçavant, faisant assez bien en vers François, doux, courtois, et fort magnanime: un jour le Duc de Parme le voyant, dit que s'il vivoit il seroit un des premiers Capitaines du monde (3). Son courage s'eslevoit parmy les dangers, et aimoit grandement la justice, ayant l'ame droite aux actions du Ciel. Le Roy Henry le Grand l'aymoit pour sa modestie relevée de vaillance, pour sa valeur adoucie dans l'humilité, estant doux aux vaincus, et terrible aux superbes. Ceux qui ont leu exactement les Historiens François et Etrangers, n'ignorent pas que ce Prince Lorrain a donné de bonnes preuves de son courage prés d'Aumale, durant le siege de Rouen, où il blessa à mort Langleraye, dit Chicot, determiné soldat qui le prit prisonnier (4). Depuis il employa saintement ses armes en Hongrie contre les Turcs et les Infidelles avec le Duc de Mercueur son frere, et mourut fort Chrestiennement à Vienne en Austriche.

Claude de Moy eut 4. enfans de ce genereux Prince, trois fils, et une fille, sçavoir: [458] Charles de Lorraine Evéque de Verdun aprés son oncle Eric, qui s'est rendu admirable à toute la France par sa doctrine, son eloquence et sa prudence: par son zele en l'acquit de sa charge Pastorale: par l'integrité de ses moeurs aux occasions que son aage et la Cour luy presentoient: mais plus encor à tout le monde en le mesprisant, sans avoir esgard à toutes les esperances que sa Maison, que ses vertus et ses merites luy donnoient, pour s'enrooller sous les Enseignes de JESUS dans la Compagnie de saint Ignace de Loyole. Le Pape Gregoire XV. ayant appris sa resolution, luy adressa un Bref, que l'on peut voir en la Gaule Chrestienne de Claude Robert, dans le Catalogue des Evéques de Verdun. Ce Prince tres-pieux est passé de cette vie à l'autre le 28. d'Avril 1631. dans la Maison Professe des Peres Jesuites de Tolose, de laquelle il estoit Superieur.

Le 2. est Henry de Lorraine, Marquis de Moy, et Comte de Chaligny, Prince doué de plusieurs perfections et merites; comme aussi le 3. François de Lorraine Evéque de Verdun, Abbé de Moy en Monstier, grand Doyen de Cologne, et Chanoine de Liege.

La fille est Louyse de Lorraine, mariée à Florent Prince de Ligne (5), et Marquis de Roubais, tres-sage Princesse, qui a esté fort honorée en la Cour d'Isabelle Infante d'Espague, et Princesse des Pays bas, pour ses vertus, entre autres sa prudence, sa douceur, sa generosité, sa liberalité et sa pieté. Elle a aussi quitté les Principautez et ses enfans, à l'exemple de sa mere pour suivre JESUS-CHRIST pauvre et crucifié dans l'Ordre de la Penitence de saint François, au Convent de Douay, où elle a pris le gros habit, la corde et la haire de Religieuse, et vit saintement dans le nouveau Monastere de Mons en Hainaut.

Ceux qui n'ont jamais eu l'honneur de cognoistre Claude Comtesse de Chaligny, et Marquise de Moy, la peuvent contempler en ses enfans; car d'ordinaire ils sont des témoins irreprochables de la grandeur et de la bonté des peres et des meres. Mais cette pieuse Heroïne a esté si richement ornée des dons de la nature et de la grace, qu'elle n'a pas besoin d'emprunter aucun avantage de la grandeur [459] et de la noblesse de ses ancestres, ny des vertus de son mary et de ses enfans pour paroistre illustre.

Ceux qui ont eu le bon-heur de voir cette Dame, sçavent bien que la nature luy avoit esté favorable: Car elle estoit tres-belle et tres-agreable. Je sçay bien qu'il y a des mouches si malignes, qu'elles tirent le poison des plus rares beautez, et de si impudentes, qu'elles n'espargnent pas le visage des plus grands Princes, pour tascher d'en ternir le lustre. Je sçay bien qu'il est mal-aisé qu'une jeune Princesse, demeurée veuve à l'aage de 27. ans, belle, liberale, magnifique, desireuse d'entretenir les cognoissances que sa Maison, ses vertus, et le Comte son mary luy avoient acquis, evite l'impudence et la malice de semblables mouches, qui tirent le venin des oeillets et des roses; mais enfin les mouches ne sont que mouches, ny les médisances que murmures qui peuvent bien s'attaquer à la vertu, mais non pas ternir sa beauté qui est tousjours plus éclatante.

La pieté est la premiere des vertus qui ont paru en cette devote Heroïne, laquelle n'a jamais laissé passer un jour sans entendre la Messe, et les Dimanches (autant que la commodité luy pouvoit permettre) à la Parroisse, afin de servir d'exemple au peuple, qui ne pouvoit rien faire de plus agreable à cette Princesse que de frequenter les Sacremens de Penitence et de l'Eucharistie, et son soin estoit de s'informer du Curé de ceux qui les pratiquoient le plus. Lors qu'elle estoit en sa maison de Moy, elle assistoit à toutes les Heures, mesme à Matines, qui s'y chantent par six Chanoines fondez par ses ancestres. Elle communioit tous les premiers Dimanches des mois, et toutes les Festes solemnelles, aprés avoir dressé sa confession sur la pratique de Marie de Portugal Princesse de Parme: Quatre ans avant que quitter les Marquisats et les Comtez, elle communioit tous les huict jours, et a tousjours eu la conscience si tendre, que son soin estoit de se garder des moindres offenses: que s'il arrivoit quelquesfois qu'il luy survinst quelque pensée ou imagination qu'elle soupçonnast estre contre la volonté de Dieu, on la voyoit secouer la teste, comme par un desaveu de ce que son imagination luy representoit contre son gré. [460] Elle portoit une grande devotion à la Mere de Dieu, et ne manquoit pas d'en faire celebrer les Festes par ses domestiques avec une grande ferveur, et particulierement celle de son immaculée Conception: Souvent elle faisoit sa meditation sur la vie de Nostre-Dame, recitant avec une grande ferveur son Chapelet, et y appliquant sur chaque grain quelque vertu ou quelque action de la Vierge: On disoit tous les soirs en son Hostel les Litanies en son honneur, au son de la cloche, que si quelqu'un de ses domestiques manquoit de s'y rendre de bonne heure, elle faisoit attendre qu'il fust venu, ou qu'elle eust appris la cause de son retardement; le méme ordre s'observoit aussi pour la Messe.

Ses plus intimes entre tous les Saints aprés la Mere de Dieu, estoient son Ange Gardien saint Joseph, saint Jean Baptiste, saint Jean l'Evangeliste, saint François, saint Charles Borromée, sainte Barbe et sainte Apolline: elle prenoit un singulier contentement d'ouir parler des prerogatives de saint Jean Baptiste, et de saint Jean l'Evangeliste, prenant tantost le party de l'un, et tantost celuy de l'autre, et en discouroit aussi pertinemment qu'eust peu faire un tres-habile Theologien: elle portoit un tres-grand respect aux Reliques et aux Images des Saints, les faisant richement enchasser: de cette devotion ont procedé tant de saints pelerinages à Rome, à Lorette, à Venise, à Saint Claude, au Saint Suaire de Bezançon, à Nostre-Dame de Montaigu, de Foy, des Ardilliers et de Liesse; à Cologne pour y honorer les Reliques des trois Rois, qu'elle aymoit d'une affection fort particuliere: et durant ses voyages elle ne sortoit jamais de la maison que son Aumosnier n'eust dit la Messe.

Elle jeusnoit exactement le Caresme, et les autres jours qui sont commandez par l'Eglise, outre toutes les veilles des festes de la Vierge (ausquelles elle faisoit abstinence; pieté qui se pratique chez les Princes et les Princesses de la Maison de Lorraine) se contentant d'une rostie seiche, ou de quelques pruneaux et raisins, sans jamais avoir voulu prendre aucune dispense, méme durant ses longs et penibles voyages, quoy qu'elle se levast deux ou trois heures avant le jour pour faire Oraison, ou pour disposer de ses af-[461]faires spirituelles et temporelles.

Souvent elle portoit la haire, ou faisoit la discipline parmy ses jeusnes, et quand on luy remonstroit que ses mortifications luy avanceroient ses jours, elle respondoit doucement, il faut mourir pour Dieu. Ses Demoiselles l'ont quelquefois trouvée sur son lit comme pasmée, pour la violence des disciplines qu'elle venoit de prendre: Et pour monstrer que cette devotion n'estoit pas de la qualité de celles qu'on voit souvent parmy les Cours, où sous le beau voile de confessions, de communions, de jeusnes, de penitences, et d'autres oeuvres (qui sont de soy tres-saintes) on couvre des monstres infames de haine, de vengeance, et de médisance. Le plus authentique témoignage de la sincerité et solidité de cette Comtesse, c'est sa charité envers le prochain, vraye marque des enfans de Dieu, et soeur germaine de la Charité: ces deux vertus se sont tenue une si fidelle compagnie en l'ame et aux actions de Claude de Moy, que l'on a de la peine de sçavoir à laquelle on doit donner le premier lieu, si le droit d'aisnesse n'ostoit tout le differend, et ne donnoit asseurance que la puisnée n'operoit que par le commandement de son aisnée: c'estoit une vraye Thabite, une femme de misericorde et d'aumosne, elle faisoit la charité à tous, mais elle avoit un soin plus particulier des malades, non seulement de ses domestiques, ausquels elle donnoit des gardes, se privant volontiers des services qu'elle en pouvoit tirer pour sa personne, les faisant soigneusement penser, et cherchant leurs appetits pour les soulager: mais aussi des autres, et principalement de ceux de ses terres qu'elle visitoit en personne, pour les exhorter à la patience, et leur remonstrer avec douceur leur devoir; entre autres elle visitoit souvent avec une grande charité un pauvre homme de Tugny, qui avoit la bouche et le gosier tellement gastez d'un cancer, qu'il faisoit horreur à tous ceux qui le voyoient. Au commencement elle y eut de la repugnance, mais son courage passa par dessus toute consideration, de sorte que par aprés elle le servoit comme si elle luy eust esté beaucoup inferieure, dont tout le monde estoit bien edifié; car elle y menoit ses Demoiselles, et prenoit elle-méme la pei-[462]ne de le servir, et de luy donner des bouillons et des medecines, aprés l'avoir exhorté à supporter son mal avec une patience digne du Ciel. On la pouvoit appeller la mere des pauvres, car sa maison estoit plustost un Hospital qu'un Palais ou un Hostel de Princesse. Sa charité envers les pauvres estoit discrette, faisant l'aumosne plus volontiers à ceux qui estoient reduits en quelque grande necessité et misere, à ses vassaux de Moy et de Tugni, plustost qu'aux autres. Elle avoit un soin particulier de ceux qui s'estoient consacrez au service de Dieu dans des Cloistres, les honorant comme plus utiles à l'Eglise, et pour avoir le bien d'approcher de la divine Majesté par leur profession et leur sainte vie: Les filles de Sainte Claire de Rouen, et les pauvres Soeurs grises à Saint Quentin en peuvent rendre d'asseurez témoignages, les ayant souvent assistées en leur necessité qui estoit extréme: on dira qu'elle y avoit quelque obligation particuliere, comme à des maisons basties par ses ancestres; mais quelle obligation avoit-elle aux Minimes de Rethel? aux Capucins de Reims? à ceux de Charleville avant que de jetter les heureux fondemens de son Monastere du saint Sepulchre dans cette nouvelle ville?

C'est bien fait d'assister les pauvres qui sont les membres de JESUS-CHRIST, mais c'est encor mieux fait d'avoir un soin particulier du salut de ses domestiques; c'est en quoy Claude Comtesse de Chaligny a excellé, car outre qu'elle veilloit avec prudence, afin que le vice n'eust point d'accés en sa maison, elle avoit un grand soin que ses domestiques fussent bien instruits en la crainte de Dieu. Tous les jours elle faisoit lire en la presence de ses serviteurs et de ses servantes la vie du Saint, duquel on celebroit la feste, ou quelque Livre spirituel qui leur peust faire aimer la vie devote. Elle avoit une grande aversion de l'oisiveté, sçachant que c'est la pepiniere des vices, à raison dequoy elle travailloit ordinairement, et faisoit travailler ses filles, mais tout ce qui sortoit de leurs mains estoit pour la decoration des Eglises, pour l'ornement des Images, et sur tout du saint Sacrement qu'elle honoroit de tout son coeur, avec un tres [463] grand amour et respect; aussi elle a fait des fondations pour entretenir continuellement des lampes devant les Tabernacles des Eglises de ses terres. Bref elle avoit un grand zele que ses serviteurs s'adonnassent aux oeuvres de pieté et de misericorde.

Elle ne pouvoit souffrir aucun jurement en la bouche de ses domestiques, ce qui arrivoit rarement, car elle leur monstroit l'exemple d'une grande retenue, ne leur parlant jamais qu'avec douceur et modestie: Elle ne pouvoit souffrir parmy ses Demoiselles ces petites coqueteries, ces vaines complaisances, et ces affeteries qui servent souvent d'allumettes et de flammes pour embraser les coeurs d'un amour indiscret, qui estant allumé donne bien de la peine à éteindre: aussi ceux qui avoient l'honneur de la visiter, avoient la satisfaction de voir reluire l'honnesteté en tous ses domestiques, et fleurir le beau lys de la pudicité dans la maison de cette vertueuse Princesse: qui ne donnoit pas aussi chez elle aucun accés à l'envie, (laquelle est le venin des Cours et des Palais des Grands) car dés aussi-tost qu'elle sçavoit qu'il y avoit quelque froideur, quelque jalousie, ou quelque mauvaise intelligence entre ses domestiques, elle les faisoit venir en son cabinet, où elle appaisoit leurs differens avec une prudence et une charité nompareille; elle rendoit aussi le méme office à ses vassaux quand ils avoient quelque procés.

Tout cela procedoit non seulement d'un desir qu'elle avoit que sa maison fust bien reglée, mais aussi d'un tres-grand zele du salut de son prochain qui embrasoit son coeur, et sur tout le rendoit si ardent contre les heretiques, que ses plus grands souhaits estoient qu'elle fust aussi sçavante que le plus grand Docteur du monde, pour pouvoir leur monstrer leurs erreurs, et s'employer à leur conversion. Ce zele luy donnoit une grande aversion des Ministres, et une grande affection vers la vraye Religion, pour laquelle elle eust donné volontiers son sang et sa vie. Ce méme zele passoit jusques aux ames de Purgatoire, pour lesquelles elle faisoit dire plusieurs Messes. Ayant fait de notables fondations à Tugny pour le Comte de Cerny son ayeul maternel: à Moy pour ses pere et mere: et quatre Services so-[464]lemnels pour le Comte de Chaligny son mary: elle ne s'oublia pas quand elle voulut mourir au monde, pour faire sa retraite dans le Monastere du Saint Sepulchre de Charleville, où elle a vécu avec une telle observance de ses voeux, une humilité si profonde, une patience si entiere, une pauvreté si parfaite, et une pureté si angelique, qu'elle pouvoit dire avec verité, Je suis crucifiée en la Croix avec JESUS-CHRIST.

Si la Comtesse de Chaligny avoit bien edifié ses enfans, tous ses domestiques et ses vassaux, menant une vie si exemplaire parmy eux; elle ne les surprit pas beaucoup, quand elle prit la resolution de passer le reste de ses jours dans un Cloistre; toutesfois plusieurs luy remonstrerent que quand elle auroit quitté les Marquisats et les Comtez pour vivre dans un Monastere, elle ne feroit rien qu'une simple fille ne pust faire, mais que dans le monde elle exerceroit ses charitez ordinaires, continuant à soulager les pauvres, à assister les malades, et qu'elle seroit comme une lampe ardente sur la montagne pour éclairer tout le monde, qui demeureroit eclipsée ou cachée sous le muid de l'humilité religieuse. La devote Princesse respondit à tous que la charité bien ordonnée doit commencer par nous-méme, qu'elle a travaillé pour les autres, qu'il est temps qu'elle se retire en une Religion pour mediter en repos dans la solitude, son depart de cette vie, qu'on ne meurt qu'une fois, et qu'elle veut se disposer à bien mourir, qu'elle ne trouve que ce seul remede aux apprehensions continuelles des jugemens de Dieu, et de l'horreur de la mort qui la tourmentoit tous les jours demeurant dans le monde. Elle dit à ses plus proches, et à ses plus confidens que leurs raisons estoient bonnes, mais qu'il y a une chose plus forte que tout cela, c'est que Dieu l'y appelle, et qu'il le veut, et la crainte de la mort l'y pousse.

Aprés avoir, par la grace de Dieu, surmonté toutes les considerations humaines de la nature, de la foiblesse, de ses infirmitez, de l'amour des siens, et de la beauté de ses maisons, et des delices de ses jardinages, ausquels elle prenoit un singulier plaisir et divertissement, elle [465] dit adieu au Marquis de Moy son fils, et à la Princesse de Ligne sa fille qui estoient lors à sa belle et delicieuse maison de Tugny en Champagne, où ses vassaux firent toutes sortes d'efforts pour la retenir, non seulement par leurs larmes, mais par des violences, comme de cacher les clefs de la porte du Chasteau, à se jetter par terre au lieu où le carosse devoit passer, ou pour empescher sa sortie, ou au cas qu'il passast, preferans cette mort à une vie qu'ils estimoient plus cruelle que la mort, estant privez de celle par qui ils vivoient aprés Dieu. Quelques-uns voulurent frapper et mal traiter ceux qu'ils croyoient avoir contribué à cette resolution; mais elle ne laissa pas de passer outre, avec une fermeté et une constance admirable, faisant voir à bonnes enseignes que l'amour est plus fort que la mort, et que la parfaite charité chasse la crainte.

Dés la veille de son depart de sa maison de Tugny, pour aller s'enterrer toute en vie au Sepulchre de Charleville, comme il fut question de signer son contract, et la renonciation qu'elle faisoit dés lors de toutes ses possessions, se doutant bien que le monde et le diable feroient tous leurs efforts pour l'en destourner, elle fit preparer un Crucifix, et ayant la plume à la main elle se sentit toute attendrie, sa main trembler, ses yeux fondre en larmes, son visage pâlir, son coeur palpiter, tout son sang se geler: aussi-tost elle jetta une oeillade amoureuse sur ce Crucifix qu'elle avoit preparé, et dit ces belles paroles: Mon Seigneur et mon Dieu, c'est à ce coup que je vous demande vos graces, pour fortifier mon coeur et ma main: Pere de misericorde, et Dieu de toute consolation, qui avez daigné jetter les yeux de vostre bonté sur moy, pour me faire une faveur que je n'ay jamais meritée, me choisissant entre tant d'autres pour une vocation si sainte, ne m'abandonnez pas: le commencement de ce dessein est un effet de vostre misericorde, protegez le de vostre bonté: mais l'accomplissement dépend des forces que j'espere de vostre grace. J'entends le bruit du monde qui s'oppose à vos saintes inspirations, et la loy de mes membres qui contredit à celle de l'esprit: vos graces sont plus fortes que tout cela, ô grand Dieu, il m'est avis que je quitte quelque chose abandonnant tout, mais ce n'est rien en compa-[466]raison de ce que vous avez quitté pour moy, et ce tout n'est qu'un petit atome auprés de vous que je pretens trouver. Ce que j'ay possedé est un pur effet de vostre liberalité, je vous en remercie, et je reconnois vos misericordes plus grandes envers moy, me donnant la grace de le quitter, qu'elles n'ont pas esté m'en donnant la possession, à condition mon Dieu, qu'il plaise à vostre D. M. avoir agreable cet abandonnement que j'en fais, duquel vostre cher Fils m'a donné l'exemple, se consacrant tout nud à vostre divine Justice, sur le sanctuaire de nostre salut.

Ayant dit ces paroles elle signa son contract de renonciation avec une resolution nompareille, et une joye de sa personne qu'on ne peut pas bien expliquer; mais avec une telle desolation de toute la maison, que c'estoit une grande pitié d'entendre les sanglots, et de voir les ruisseaux de larmes qui couloient des yeux de ses domestiques.

Elle choisit Charleville pour y faire sa retraite et son Sepulchre, comme une ville qui ne faisoit quasi que de naistre, pour l'esperance qu'elle avoit qu'elle y seroit plus incogneue qu'à Reims, qu'à Verdun et à Nancy, où elle avoit esté plus adorée que mortifiée: Elle fit élection de l'Ordre Canonial regulier du Saint Sepulchre de Hierusalem de Nostre Seigneur JESUS-CHRIST, selon la regle de saint Augustin: lequel, quoy que tres-ancien, et qui s'est respandu és siecles passez, non seulement en Hierusalem et en la Terre sainte, mais aussi en la Hongrie, en l'Allemagne, en Flandre, en Hainaut, à Tournay, à Cambray, et au pays de Liege, estoit pourtant incogneu en France.

Elle avoit eu quelque temps la volonté de prendre l'habit de sainte Claire à Rouen, pour l'affection qu'elle portoit au Seraphique saint François: ou celuy des Soeurs grises à Saint Quentin, à cause de leur grande pauvreté; mais aprés avoir bien examiné son esprit, elle fit le choix de l'Ordre du Saint Sepulchre, plustost que de ces deux Familles religieuses, et des autres Congregations plus florissantes, pour le desir qu'elle avoit de voir restablir cet Ordre qui estoit quasi éteint, excepté en quelques petites maisons et Monasteres, à Aix la Chappelle, à Saint Leonard prés de Ruremonde, à sainte Croix proche de Lymborch, à la Chavée au pays [467] de Liege, aux Bons enfans de Liege, et depuis quelque temps à Viseit au méme Diocese; ou plustost pour demeurer morte au monde, et ensevelie dans ce Sepulchre, comme dans le tombeau de l'oubly.

A méme temps (6) que la vertueuse Comtesse de Chaligny, veuve et mere de plusieurs Princes de la Maison de Lorraine, fut inspirée de Dieu de le servir dans l'Ordre du Saint Sepulchre; Charles Duc de Nevers, depuis Duc de Mantoue, Prince des Maisons de Gonzague et de Cleves, pour le zele qu'il avoit envers la Religion, écrivit à son cousin Ferdinand Archevéque et Electeur de Cologne, et Evéque et Prince de Liege, pour le prier de bailler la permission à des Religieuses du Saint Sepulchre de Viseit dans son Diocese de Liege de venir s'establir à Charleville, où il desiroit leur donner une place, et les fonder, comme il avoit fait plusieurs autres Maisons Religieuses de Jesuites, de Capucins, et de Carmelites, (ainsi que j'ay rapporté en l'Eloge de Caterine de Lorraine son épouse) pour y servir de boulevards contre l'heresie et l'impieté; ce que j'ay appris par les patentes de ce Prince de la Maison de Baviere, Archi-Chancelier de l'Empire Romain par l'Italie.

Ce fut donc dans ce nouveau Monastere de l'Ordre du Saint Sepulchre étably à Charleville, que la Comtesse de Chaligny prit l'habit de Religieuse en presence d'un grand nombre de Noblesse qui y estoit venue de toutes parts: La Princesse de Ligne sa fille unique s'y trouva, et elle-mesme luy fit une couronne de pierreries d'un tres-grand prix. Elle passa son année de probation dans cette Maison de pieté, avec une grande ferveur au service de Dieu, qui augmenta encore aprés sa profession.

Ceux qui alloient visiter cette Princesse au Monastere du Saint Sepulchre de Charleville, avoient le contentement de voir en cette nouvelle Cité trois notables Sepulchres: un qui representoit celuy de Nostre Seigneur suivant les ordonnances de cet Ordre là: et les deux autres mystiques; sçavoir pour le 2. le Convent dans lequel la Comtesse de Chaligny estoit morte au monde, et le 3. elle-méme où le Crucifié estoit ensevely. Car toute sa vie en la Religion a esté une perpe-[468]tuelle mortification, et pouvoit dire en verité, je meurs tous les jours. Elle estoit continuellement crucifiée, sentant sans cesse les pointes de ce crucifiement en son coeur, qui la faisoit mourir tous les jours. Dieu a beny les saintes intentions de cette Princesse qui a fait refleurir l'Ordre Canonial du Sepulchre, comme sainte Terese, et la Bienheureuse Colete, lesquelles, quoy que femmes, ont restably les Ordres du Carmel et de sainte Claire: car elle a attiré des filles de bonne Maison à cet Ordre là par l'odeur de ses vertus, et par le saint desir qu'elle a eu de l'observance reguliere. Ses delices estoient de se trouver au Choeur, ce qu'elle faisoit avec tant d'allegresse, qu'elle taschoit d'y devancer les autres, afin, disoit-elle, d'avoir la benediction de l'Ange: d'assister à Matines, à la Communauté, visiter avec ferveur les Stations du saint Sepulchre, du Mont de Calvaire, du Jardin des Olives, de la Montagne de Sion, de la vallée de Josaphat, et se trouver aux devotes Processions qui se font tous les Dimanches et aux Festes principales: et faire tous les autres exercices spirituels de cet Ordre là, duquel les anciennes Constitutions veulent que les Eglises et les Monasteres soient bastis selon le modele du saint Sepulchre, afin de pouvoir faire les Processions, et qu'aux Cloistres soient representez la Créche de Bethleem, Bethanie, le Mont de Sion, celuy de Calvaire, la vallée de Josaphat, et autres lieux sanctifiez par JESUS-CHRIST, afin que les Religieuses de l'Ordre Canonial regulier se remettent en memoire la naissance, la vie, la passion, la mort, et la resurrection du Sauveur (7). Sur tout elle estoit tres-exacte à faire sa meditation, qu'elle n'eust pas voulu obmettre pour tous les biens du monde, et la faisoit avec une tres-grande abondance de larmes: toute son affliction estoit quand sa santé ne luy pouvoit pas permettre de vaquer à ces exercices; mais sa consolation estoit aussi de dire, Dieu le veut, il desire que je le serve en cette sorte, que son saint Nom soit beny: au moins sçay-je bien, que moyennant sa grace, mes infirmitez ne m'empescheront jamais la pratique ny de l'obeyssance ny de l'humilité. La bonne odeur des vertus de cette religieuse Princesse qui avoit quitté de grands biens pour entrer en cet Ordre là, [469] non seulement comme Fondatrice, mais comme une simple Religieuse, a donné la sainte curiosité à plusieurs Dames de haute naissance, de vouloir cognoistre cette Congregation de Chanoinesses Regulieres, et admirer la resolution et l'exemple de cette Princesse, et a attiré quantité de Demoiselles et d'autres filles à la suivre et imiter: et fait croire à plusieurs Seigneurs et Gentils-hommes qu'ils ne pouvoient pas mettre leurs filles en aucun lieu du monde, où elles peussent estre mieux et plus Chrestiennement instruites qu'en la Maison, où elles verroient continuellement devant leurs yeux un si rare exemple: cela a esté cause que l'Ordre et la Fondatrice ont esté en aussi grande reputation que jamais, et que plusieurs Dames ont quitté leurs biens pour mourir au monde dans un Sepulchre, où elles portent tous les jours de leur vie une double Croix rouge sur leur surplis blanc, par ces sept considerations.

La premiere, pour se remettre en memoire les deux bras de la Croix de Jesus-Christ et l'ais de l'écriteau où estoit écrit en Hebreu, en Grec et en Latin, Jesus de Nazaret Roy des Juifs. La seconde, qu'il a enduré et au corps et en l'ame interieurement et exterieurement, estant delaissé des siens, et privé de toute consolation. La troisiéme, qu'il estoit et le Sacrificateur et la victime. La quatriéme, Prestre selon l'Ordre d'Aaron et de Melchisedech. La cinquiéme, que premier que d'offrir le sacrifice sanglant en la Croix, il s'estoit desja offert sans effusion de sang en son dernier souper. La 6. qu'il estoit Roy et Prestre tout ensemble. La septiéme et derniere consideration, pour monstrer que le Sauveur est derechef crucifié par les pecheurs; que ce dernier tourment luy est beaucoup plus sensible que l'autre, puis qu'au Calvaire il choisit et accepta volontairement la Croix, mais que celle dont le chargent les pecheurs est contre son gré.

Les Religieuses de l'Ordre du Saint Sepulchre portent aussi la double Croix en memoire non seulement de celle de JESUS-CHRIST; mais aussi de celle de la Vierge, pour faire paroistre à tout le monde, qu'elles ne doutent point que la Mere du Sauveur a esté spirituellement clouée et attachée à la Croix de son Fils estant au Calvaire, où comme [470] luy avoit predit le saint vieillard Simeon, le glaive de douleur perça son ame, et où cette grande Reine estant au pied de la Sainte Croix, acquit à bonnes enseignes la Couronne du Martyre d'amour par dessus tous les Anges et tous les hommes.

Elles portent encore la Croix rouge sur leur surplis blanc, pour representer la mort sanglante de l'Agneau immaculé qui estoit blanc et vermeil, blanc pour la pureté de son ame et de son corps, et toutesfois couvert de sang comme un criminel. Leur manteau est attaché par deux cordons rouges, en memoire des cordes dont fut lié le Sauveur en sa flagellation, et allant au Calvaire pour y souffrir la mort. Elles ont cinq noeuds qui sont comme cinq boutons aux cordes de leur manteau, pour se remettre en memoire les cinq playes du Redempteur.

Et pour revenir à la religieuse Princesse, qui a embrassé avec tant d'ardeur cet institut là pour y vivre comme morte au monde, et inconneue aux yeux des hommes, elle quitta le jour de sa vesture le nom de Claude de Moy, et les titres de Comtesse, de Marquise, et de Princesse, pour prendre celuy de Soeur Marie de Saint François, tant par humilité, que pour la devotion qu'elle avoit à la Vierge et au Seraphique saint François. Mais comme Dieu détrempe pour l'ordinaire le miel de ses consolations dans le fiel de quelque affliction, et que tous les bons desseins et grandes entreprises sont sujetes aux contradictions, pour estre par aprés affermies avec plus de solidité; Dieu permit durant son année de probation que son dessein fut vivement agité et combatu avec rudesse, pour esprouver d'autant plus sa constance, et asseurer inviolablement sa resolution, et pour obvier dés le commencement à ce qui avec le temps eust pû luy apporter de l'inquietude et troubler son repos, et renverser en un instant ce qui auroit esté concerté avec beaucoup de peine.

Elle demanda avec instance de faire sa profession: quelques-uns furent d'avis qu'il falloit accorder cela à sa devotion, et qu'il sembloit que Dieu l'eust tirée du monde à cette fin, et pour la faire monter à ce haut poinct de perfection; d'autres furent de contraire opinion, opposans ses habitudes et ses maladies, qui ne pouvoient pas supporter les ob-[471]servances regulieres; qu'il n'y avoit point d'apparence qu'elle fist le voeu de pauvreté, qu'elle ne pourroit pas garder qu'avec certaines dispenses; qu'il estoit plus expedient qu'elle véquist en qualité de Fondatrice; et que pour s'unir davantage à Dieu, et mourir au monde comme elle avoit tant desiré, elle feroit certains voeux modifiez; ainsi qu'il ne seroit pas necessaire de recourir aux dispenses, ny aux particularitez qui apportent un notable prejudice à la discipline Religieuse.

Ces oppositions ont affermy son courage, et estably les choses en sorte qu'elles ont servy d'edification à la posterité, et que sa profession a esté fondée non point sur le sable mouvant de l'inconstance, mais sur la fermeté d'une meure et solide deliberation. Car enfin sa constance, sa ferveur, son zele, et son desir excessif de la perfection l'emporta sur toutes les considerations, et s'abandonna entre les bras de la divine Providence. On prit le jour de la profession le 25. de Mars de l'an 1625. feste de l'Annonciation de la Vierge, il sembloit que son indisposition deust apporter quelque retardement, mais Nostre Seigneur qui avoit conduit toute cette affaire là, luy envoya la santé en un instant, qui osta tous les obstacles; elle se donna entierement à Dieu. Tous les habitans de Charleville sçavent avec quelle tendresse, quelle resignation et humilité, quel mespris des grandeurs du monde, et des vanitez de la Cour; mais non pas avec quelle joye de son ame, et avec quelle abondance de graces et de consolations du Ciel, elle fit les voeux essentiels solemnellement en ces termes.

O Seigneur je m'offre moy-mesme, et tout ce qui est à moy, à vostre divine Majesté, et promets de demeurer en cet Ordre Canonial du Saint Sepulchre de mon Seigneur JESUS-CHRIST de Hierusalem, sous la regle de saint Augustin, et garder la pauvreté, chasteté, obedience, et la closture perpetuelle tous les jours de ma vie.

Dieu a fait voir que cette action luy estoit bien agreable, car elle a tres-saintement gardé ses voeux sans aucune dispense, et tous ceux qui l'ont veue depuis sa profession disoient que c'estoit le doigt de Dieu. Elle reputoit à une très grande faveur de la divine Majesté, de ce que sa profession [472] s'estoit faite sans pompe, et avec une grande humilité, Dieu ayant disposé les affaires en sorte qu'il sembloit que tout le monde s'estoit oublié d'elle, dequoy elle le remercioit avec un grand coeur. J'ay remarqué cy-dessus, que quand elle prit l'habit, que sa fille la Princesse de Ligne s'y trouva avec un grand concours de Noblesse, parce que le jour de sa vesture avoit esté preveu, mais celuy de sa profession ne l'ayant pas esté, pas un de Messieurs ses enfans n'y assista: le sermon qui se fit fut du mystere de l'Incarnation, sans qu'on parlast ny de sa resolution, ny de sa qualité, ainsi il sembloit qu'elle fust mise en oubly de tout le monde, ce qu'elle a tousjours tenu à tres-grande faveur de Nostre Seigneur.

Cette religieuse Princesse Soeur Marie de Saint François, a chery la pauvreté autant que le Patriarche duquel elle avoit pris le nom (qui appelloit cette vertu sa Dame) pour le desir qu'elle avoit d'imiter le Sauveur, lequel estant Maistre de tout, avoit tout quitté pour nous, et pour mourir tout nud en une Croix. Un jour comme on consultoit sur l'administration de la pension que Messieurs ses enfans luy donnoient, un homme de merite sembloit pencher à ce qu'elle en retinst l'administration avec la permission du Pape, elle se jetta de genoux à ses pieds, la larme à l'oeil, et luy dit ces paroles, Quoy donc, Monsieur, je ne seray jamais pauvre? vous avez tousjours esté pour moy, et vous m'estes contraire? Depuis sa profession elle n'a jamais voulu rien de particulier, et a bien edifié, non seulement ses Religieuses, mais aussi les seculiers qui l'ont veue porter de pauvres habits qu'elle cherissoit plus que tous ses habillemens, et ses beaux ameublemens qu'elle avoit dans le monde. Ce luy estoit une consolation sensible lors qu'elle pouvoit exercer quelque acte de pauvreté en son vivre, et quoy qu'elle eust un naturel fort delicat, elle ne se soucioit non plus de ce qu'on luy apprestoit que si elle eust esté morte.

L'amour vers la chasteté, vertu Angelique qui purifie nos ames, et leur fait regarder Dieu, les détachant par le moyen de la mortification de toute sensualité, a encor fait admirer cette religieuse Princesse dans son Monastere, laquelle fut tres-obeissante. C'estoit une merveille de voir [473] une Dame de si haute naissance, de sa qualité et de son âge, qui n'avoit jamais esté commandée, se sousmettre à la volonté d'autruy aussi exactement qu'une petite fille de neuf ou dix ans.

Soeur Marie de Saint François menant une vie digne du Ciel dans le devot Monastere du Saint Sepulchre à Charleville, passa de cette vie à l'autre, un an et 9. mois aprés avoir fait les voeux de Religion, estant aagée de 55. ans. Ce fut le 26. d'Octobre de l'an 1627. qu'elle tomba malade d'une heresipelle qui la mit au tombeau le 3. de Novembre sur les six heures du matin, estant munie de tous les Sacremens qu'elle avoit demandez avec une grande instance. Ceux qui l'ont assistée à son heure derniere, asseurent qu'elle ne perdit pas durant sa maladie la presence de Dieu d'un seul moment, estant si calme, nonobstant ses douleurs tres-aiguës, si presente à soy, si unie avec Dieu, qu'il sembloit que cela charmoit tout le sentiment de ses maux: tout son entretien estoit avec Dieu, car elle ne prit plaisir que d'ouir parler du Paradis, ou de la vie des Saints, du bien de la vie Religieuse, des miseres de ce monde, de la recompense des souffrances pour Dieu, de l'assistance que les Anges font aux gens de bien en mourant, et sur tous la Reine des Anges. Ainsi a vécu, ainsi est morte cette religieuse Princesse qui sur les dernieres heures de sa vie edifia grandement ses filles et les assistans, pour n'avoir point durant ses plus grandes douleurs obmis aucune action d'une ame vrayement religieuse, adorant la Croix, invoquant les Saints, particulierement la Mere du Saint des Saints, baisant leurs Reliques, se jettant aux pieds de la misericorde de Dieu, par un tres-grand ressentiment de ses fautes, demandant pardon à tous ceux qui estoient presens, et aux absens, battant sa poitrine, bref n'ayant jamais passé une minute sans estre unie avec Dieu. Le 27. du mesme mois elle receut les honneurs de la sepulture, ausquels assista Charles Duc de Nevers, Prince Souverain d'Arches et de Charleville, depuis Duc de Mantoue et de Montferrat, où le Pere Claude Maillard, de la Compagnie de JESUS, prononça l'Oraison funebre, qu'il [474] a mise en lumiere, dans laquelle il a décrit les perfections de cette religieuse Princesse, dont la memoire est en benediction pour ses vertus, et pour avoir travaillé à restablir l'Ordre Canonial du Saint Sepulchre, qui s'est multiplié depuis que cette Princesse y a fait profession; car l'on voit huit nouvelles Maisons où Dieu est servy par les Religieuses de cette Congregation de Chanoinesses regulieres, à Mastric, à Mariembourg, à Malmedy, à sainte Agathe et à sainte Valpurge aux fauxbourgs de Liege, à Hasque, à Tongre, à Paris au fauxbourg Saint Germain, et à Vierzon en Berry.

La devote Comtesse de Chaligny n'avoit point d'autre devise que le Saint Sepulchre de JESUS-CHRIST, qui est la devise des Religieuses de l'Ordre Canonial Regulier du Saint Sepulchre de Hierusalem.

Les Religieuses de l'Annonciade, tant celles de la Reine Jeanne de France, que de la Reverende Mere Marie Victoire Fornere, meditent souvent l'adorable mystere de l'Incarnation du Fils de Dieu, comme je feray voir aux Eloges de ces deux pieuses Heroïnes. Les Filles de la Visitation ou de sainte Marie, accompagnent la Mere de Dieu en Hebron et Cariatarbé, chez sa cousine Elizabet mere de saint Jean Baptiste, et portent une Croix d'argent, comme filles de François de Sales Evéque de Geneve de bien-heureuse memoire. Les Benedictines de la Congregation de Nostre Dame du Calvaire, qui se vantent d'avoir pour Fondatrice une Princesse de la Maison de France, tiennent fidelle compagnie sur cette sainte Montagne, à la douloureuse et amoureuse Vierge. Les Religieuses de Font-Evraud accompagnent aussi la Mere de Dieu avec le Disciple bien aymé sur ce Mont là. Mais les Chanoinesses regulieres du Saint Sepulchre dont la Comtesse de Chaligny a embrassé l'institut, portent la Croix double et escarlate, pour dire avec saint Paul, qu'il ne nous arrive jamais de nous glorifier qu'en la Croix de JESUS-CHRIST. Elles ne veulent point d'autre demeure que le Sepulchre du Sauveur, là sont leurs plaisirs et leurs delices, leurs Louvres et leurs maisons Royales, là est tout leur gloire, là aboutissent tou-[475]tes leurs meditations et leurs contemplations: C'est pourquoy elles chantent tous les Samedis une Antienne lugubre au Sepulchre de Nostre Seigneur et les Dimanches un Cantique d'allegresse. Elles n'oublient pas pourtant la sainte Mere du Redempteur, car chaque Samedy aprés la Station de sa Croix elles vont chanter les Graces au Choeur de Nostre-Dame.

(1) Moy, de gueules, fretté d'or de six pieces.
(2) Susannes, de sable à trois annelets d'argent, 2.1.
(3) Montreux du Mont-sacré.
(4) Henry Comte de Chaligny conduisant l'arriere-garde de l'armée de la Ligue durant le siege de Rouen, avec le Duc d'Aumale son oncle et son cousin sur l'avis que les Ducs de Parme et de Mayenne eurent que le Roy Henry le Grand venoit avec ses forces prendre son champ de bataille en la plaine de Cuilly et de Belleancombe, il alla au devant avec la Compagnie de Rantigny, et environ 25. Gentils-hommes des siens; il fut chargé par les coureurs du Roy, et blessé presque à mort, s'estant attaché à Engleraye, homme vaillant et hardy, plus connû sous le nom de Chicot, fameux bouffon d'Henry III. qui luy perça la cuisse, lequel ayant ouy dire que c'estoit le Comte de Chaligny, s'escria aux Royaux, Ne le tuez pas, il est encor des parens du feu Roy mon Maistre. Le souvenir de ce liberal Monarque luy avoit osté le sentiment d'un grand coup d'espée que ce Prince Lorrain luy avoit donné sur la teste, dont il mourut au Pont de l'Arche, au grand regret de l'armée Royale.
(5) Ligne, d'or, à la bande de gueules.
(6) Les lettres du Duc de Nevers sont datées de Mezieres le 28. Juillet 1622. et les Patentes de l'Electeur de Cologne, de Liege, du 6. Aoust de la mesme année.
(7) Lambert Jegher en son livre intitulé, La Gloire de l'Ordre Canonial Regulier du Saint Sepulchre Hierosolymitain de Nostre Seigneur JESUS-CHRIST, tirée du Tombeau d'oubliance.