Marie-Anne de Chateauneuf/Henri Lyonnet

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[3] Le Théâtre à Paris, au commencement du XVIIIe siècle, ne comptait que trois théâtres: l'Opéra, le Théâtre français et le Théâtre italien, et encore ce dernier était-il momentanément fermé, depuis le jour où ses comédiens s'étaient permis de vouloir monter une pièce où se trouvaient quelques allusions à Madame de Maintenon. [4] Expulsés de France par Louis XIV, ils ne reviendront qu'en 1716, rappelés par le Régent qu'ils divertissaient.
Au Théâtre français, alors situé au faubourg Saint-Germain, la tragédie était en honneur. La Champmeslé, l'interprète de Racine, avait disparu avec le siècle précédent, faisant place à Marie-Anne de Chateauneuf, dite Duclos, belle fille robuste, d'une prestance imposante, bien faite et à la peau blanche, comme nous l'a représenté Largillière, portrait reproduit par la gravure de Desplaces, au bas de laquelle on peut lire:

De tous nos mouvements es-tu donc la maîtresse?
Tiens-tu mon coeur dans tes mains?
Tu feins le désespoir, la haine, la tendresse
Et je sens tout ce que tu feins.

La mort de la Champmeslé, survenue au début de 1698, la laissa donc en possession de tous les rôles tragiques de sa devancière, mais si, d'une part, elle la surpassait en beauté, il faut bien reconnaître qu'elle était loin d'en avoir la fougue. Il nous semble, du reste, rencontrer un jugement assez impartial porté sur l'ensemble de sa carrière dans une curieuse brochure publiée en 1730 sous le titre «Lettre du souffleur au garçon de café», attribuée au conseiller au Parlement Mas d'Algueberre: «En un mot, c'est l'art, écrit-il, la méthode et l'habitude et non pas la nature qu'on voit agir en elle. Voilà comme je la trouve dans les premiers actes, mais, sur la fin d'une pièce, elle réussit beaucoup mieux, elle reprend sa première vigueur, et se montre telle qu'elle a été sans doute, pour mériter un si grand nombre de partisans.»
[5] D'un tempérament impétueux, Mademoiselle Duclos devait être l'héroïne de plusieurs aventures à scandales dont les échos nous sont parvenus par les pièces des procès qu'elle eut à soutenir. D'abord contre la famille de Monsieur de Coislin, pour entrer en possession des biens que son vieux protecteur lui avait laissés, et qui eussent pu lui permettre de vivre tranquille sans se lancer dans cette ridicule et malheureuse histoire de mariage, à l'âge de cinquante-cinq ans,avec un mauvais sujet qui en avait à peine dix-sept, aventure qui mit en joie tous les bons camarades et les habitués de la Comédie.
Pierre-Jacques Duchemin, auquel ce mariage devait valoir sa réception immédiate à demi-part à la Comédie, n'était, comme on peut s'en douter, qu'un affreux mauvais drôle qui devait bientôt faire sentir à sa trop confiante épouse sa brutalité et sa goujaterie, au grand divertissement de la galerie, laquelle se plaisait à marquer les coups -avec ou sans jeu de mots. En vain les désillusions de l'épouse cherchent à prolonger encore l'âge de l'amour. Fatiguée d'être battue, insultée, trompée, ruinée, la Duclos quitte enfin la maison conjugale de la rue Mazarine, emportant avec elle des bijoux, de la vaisselle d'argent et des objets précieux, et va remettre ses griefs entre les mains de deux procureurs. Mais elle avait compté sans son beau-père, ancien notaire, qui se rappelle aussitôt toutes les ressources de son ancienne profession. Se prévalant de ce départ, le vieux roué fait aussitôt déposer par son fils une plainte au Châtelet, pour abandon du domicile conjugal et soustraction d'effets. Les procureurs de la [6] tragédienne ripostent en demandant la nullité d'un mariage qui n'a pas été célébré dans la paroisse de la fiancée. On leur répond que Saint-Eustache était la paroisse du fiancé au moment de cette union, et que la fiancée elle-même avait, à cette époque, loué pour six mois un appartement dans le même quartier. La demande de nullité est repoussée. Aussitôt la Comédie italienne, qui ne laissait passer aucune actualité sans la souligner d'une satire, s'empresse d'afficher la Réunion forcée, d'Etienne Avisse, où l'on reconnaît les originaux, et jusqu'aux procureurs de la Duclos, dont l'un venait d'être enfermé à la Bastille pour indélicatesse envers un de ses clients.
Fallait-il donc reprendre la vie commune? La tragédienne, qui avait déjà trente-cinq ans de services rendus à la Comédie, possédait un immense crédit en haut lieu. Elle obtint un ordre de la Cour prescrivant le renvoi de son mari avec une pension de 500 livres, puis se retira de la scène.
Pourtant, nous ne pouvons quitter la belle Mademoiselle Duclos, l'une des dernières représentantes de la tragédie déclamée, sans parler d'un très étrange procès qu'elle eut à soutenir «pour rapt et substitution de personne» -l'une des causes les plus curieuses qu'aient jamais enregistré les annales judiciaires.
Or donc, vers 1719, Mademoiselle Duclos habitait le premier étage d'une maison rue des Marais (actuellement rue Visconti), dont elle sous-louait l'étage supérieur. Un jour, elle entend chez son locataire une violente discussion. A la suite d'une réclamation de deux milles livres, [7] ce locataire mettait à la porte de chez lui un jeune homme, le chevalier de Morsan, qu'il hospitalisait. Mademoiselle Duclos intervient, regarde le jeune homme qui avait bonne figure, et lui offre une chambre dans son appartement. Quelques jours plus tard, les deux milles livres sont remboursées, et il n'est d'égards dont la tragédienne n'entoure son protégé, lui passant tous ses caprices en bijoux et en dentelles dont il a la passion. Le chevalier se laisse vivre fait des armes, monte à cheval et va boire avec ses amis, jusqu'au jour où, quatre ans plus tard, le jeune homme, atteint de la petite vérole, meurt chez sa bienfaitrice.
Jusque-là, l'histoire serait assez banale, mais elle le devient moins lorsque, sept ans après, les pièces d'un procès engagé contre la tragédienne nous apprennent que le chevalier de Morsan était une femme, Marguerite-Charlotte Donc, fille d'un notaire de Paris, mariée à quinze ans contre son gré, enfuie du domicile conjugal, et se dissimulant sous des habits masculins. Le mari de cette Charlotte, un sieur Robert, sans nouvelles de sa femme, s'était remarié, et sa seconde épouse voulant se séparer de lui n'avait rien trouvé de mieux, pour en arriver à ses fins, que de l'accuser de bigamie. Il fallait donc, pour se défendre, que celui-ci pût prouver que sa première femme était morte.
Or, voici que ses recherches l'amènent à trouver qu'elle était bien morte, en effet, mais que Mademoiselle Duclos avait fait une fausse déclaration en la désignant sous le nom du chevalier de Morsan. Prêtres, voisins, domestiques sont appelés en témoignage. Après sept ans, on [8] ne peut se résoudre à une exhumation... Et l'affaire finit par être classée.
Mademoiselle Duclos, dans l'histoire du théâtre au XVIIIe siècle, restera comme le type de la tragédienne imposante, aux robustes poumons, à qui il suffisait, avec toutes les ressources d'un art, qu'elle possédait sur le bout du doigt, de lancer ses tirades à pleine voix, avec plus ou moins de souci des nuances, pour enlever son auditoire. Elle aura été l'antithèse d'Adrienne Lecouvreur, qui fut sa rivale, et dont la méthode, se rattachant à l'école du vieux Baron, qui avait été l'élève de Molière, consistait précisément à parler la tragédie et à ne pas la déclamer en chantant.

[Portraits:
- «Mademoiselle Duclos par Larguillière (Musée de la Comédie française)», pl.1, p.4
- «Mademoiselle Duclos, portrait attribué à Rigaud», pl.2, p. 5
- «Mademoiselle Duclos, costume d'Athalie, par Leclère (XVIIIe siècle)», pl.3, p.12]

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